La bibliothèque sonore de Francoralité témoigne de la richesse du répertoire de chansons traditionnelles qui se sont transmises sur la chaîne des générations jusqu’au milieu du XXe siècle. Si la majorité de ces chansons nous sont parvenues aujourd’hui uniquement grâce à des documents écrits ou sonores, une petite partie a perduré jusqu’à nos jours dans le répertoire enfantin : Sur le pont d’Avignon, À la claire fontaine, J’aime la galette… Cela ne signifie pas qu’elles ont toujours appartenu à ce répertoire ; bien au contraire, la plupart de celles-ci semblent provenir d’un répertoire qui n’a rien d’enfantin.
C’est le cas de La pêche aux moules, par exemple, collectée1 en Saintonge auprès de Robert Bocquet, pour qui il s’agit d’une danse parmi d’autres qui pouvaient se faire à la voix : « beaucoup de danses ont toutes des paroles ». Ces dernières, souvent grivoises, s’adressent sans aucun doute à un public adulte, comme le laisse comprendre l’informateur.
Robert Bocquet chante deux couplets de La pêche aux moules2. Il dit ne pas pouvoir chanter le reste de la chanson, « parce que c’est très vilain ». UPOI_ATP_0001_0006_016
Les chansons enfantines d’alors ne disposent plus de la même popularité aujourd’hui, à l’image de La Mère Ageasse3 qui était très populaire en Poitou à en juger par les archives de Francoralité. En effet, la chanson a été collectée trois fois en Vienne (Haut-Poitou) entre 1972 et 1973 par Pierre Morin qui la considère comme « très usitée ». On la retrouve également sur l’Île d’Yeu, à l’extrémité opposée du Poitou, où elle a été recueillie en 1967 par Claudie Marcel-Dubois et Marie-Marguerite Pichonnet-Andral auprès de Clara Groisard, qui la décrit comme une ronde4. Seule la fin diffère légèrement : l’ageasson, qu’on habille en ecclésiastique, est envoyé prêcher dans les campagnes, voire en Inde, ou encore en Chine dans cette dernière version !
Clara Groisart, née à Saint-Sauveur (Île d’Yeu), couturière, chante La Mère Ageasse. Elle la dansait en rond à l’école. UPOI_ATP_0002_0002_025

Ces chansons, dansées en ronde par les enfants, pouvaient parfois revêtir une fonction éducative. Ainsi cette ronde mimée que Marie Deméocq se rappelle avoir chantée à l’école « libre »5 et qui apprenait aux enfants leurs conjugaisons de manière ludique, en changeant de verbe à chaque couplet.
Marie Deméocq, née à Cuhon (Vienne), chante la ronde mimée Je me tourne, tu te tournes. UPOI_GDC_0010_0004_003

Les informateurs ne disposaient pas de beaucoup de jouets durant leur enfance et ils s’amusaient donc avec ce qu’ils trouvaient autour d’eux. En Saintonge, les enfants se fabriquaient des sifflets au printemps avec des branches de marronnier, de saule, de frêne ou encore de noisetier, dont ils détachaient l’écorce, comme en témoignent les cousins René et Émilien Doublet6. Une formulette, dite à vocation magique, était récitée tandis que l’enfant « callait » (tapotait) l’écorce7.
René et Émilien Doublet, cultivateurs d’artichauds à Razour (Charente-Maritime), expliquent comment faire un sifflet. UPOI_ATP_0001_0008_042
Récitation de la formulette par René Doublet. UPOI_ATP_0001_0008_043

Robert Bocquet, quant à lui, fabriquait des mirlitons avec du bois de sureau : après avoir vidé l’écorce de sa moelle, il fixait à une extrémité un morceau de papier de soie et réalisait une encoche à deux centimètres de l’autre extrémité. Il faisait aussi des petites clarinettes en paille de seigle et se rappelle également avoir réalisé des sifflets dans des branches de lilas. Tout comme les Doublet, il récitait alors une formule, dont il ne se rappelle que le début.
Explication de la fabrication d’un mirliton en bois de sureau par Robert Bocquet (né à Crazannes, en Saintonge). UPOI_ATP_0001_0006_044
Fabrication d’une clarinette en brin de seigle. UPOI_ATP_0001_0006_045
Sur la fabrication de sifflet en écorce de lilas et la formulette pour « caller » (détacher l’écorce). UPOI_ATP_0001_0006_046

Louis Martin, cousin de René et Émilien Doublet demeurant à une dizaine de kilomètres de chez eux, témoigne des mêmes pratiques, tout comme sa femme, originaire du même village que lui.
Louis Martin cherche dans sa mémoire la formulette pour « caller » une branche de frêne. Lui et sa femme, natifs de Saint-Hippolyte (Charente-Maritime), décrivent les instruments qu’ils fabriquaient. UPOI_ATP_0001_0009_024
En outre, il rapporte aux enquêtrices qu’il jouait, enfant, à fabriquer des rhombes8. Il ne connaît pas de nom particulier à l’instrument, qu’il nomme sobrement « la petite planche » – le vocable de « bromouère », que lui soumettent les enquêtrices, lui est étranger.
Louis Martin est interrogé sur la fabrication du rhombe, il ne se souvient plus comment on l’appelait. UPOI_ATP_0001_0009_022

Ce dernier instrument intéresse particulièrement les enquêtrices Claudie Marcel-Dubois et Marie-Marguerite Pichonnet-Andral : le rhombe est en effet un instrument ancestral que les ethnologues ont observé dans leurs enquêtes en Amazonie, en Afrique ou encore en Australie. Revêtirait-il une valeur magique en Poitou comme dans les sociétés extra-européennes ?
C’est l’hypothèse soutenue par l’ethnomusicologue Marie-Barbara Le Gonidec dans un article dédié au rhombe9. Évoquant les différents usages de cet instrument, elle fait l’observation suivante : « Dans tous les cas de figure, l’idée est toujours la même : tenir un « mal » à distance par un son effrayant. »
Ce tour d’horizon des archives consacrées aux comptines et jeux enfantins nous montre la grande variété de la culture traditionnelle, et son caractère mouvant. Bien que parfois perçues comme ancestrales ou très anciennes, ces chansons – tout comme les jeux – sont réappropriées à chaque époque par les personnes qui les pratiquent, les investissant parfois d’un nouveau sens, en fonction de leur contexte propre. Ainsi, les chansons apparaissent, circulent et disparaissent dans une dynamique qui n’est pas sans rappeler le phénomène des modes.
Cette perspective sera développée dans le prochain épisode, où nous étudierons l’évolution des pratiques de bal au début du XXe siècle. Nous retournerons majoritairement en Saintonge – ce qui sera l’occasion de retrouver des informateurs déjà présents dans cet article, mais également d’en découvrir d’autres, sur l’Île d’Oléron notamment – mais également en Haut-Poitou afin de tisser des liens entre les deux pays.

La carte montre bien les trois missions auxquelles nous avons eu recours dans notre article. Robert Bocquet, les cousins Doublet, ainsi que Louis Martin ont été collectés lors de la Mission Saintonge réalisée par le Musée national des Arts et Traditions Populaires (ATP) en 1969. Clara Groisard a aussi fait l’objet d’une mission conduite par Claudie Marcel-Dubois et Maguy Andral, il s’agit de la Mission Île d’Yeu, menée en 1967. Les collectages de Marie Deméocq ont quant à eux été réalisés par les Gens de Cherves (GDC), association dont les efforts se sont portés sur la région du Haut-Poitou et le pays de Cherves en particulier. L’item présenté ici a été collecté en 1973 lors de la quatrième visite d’une série de huit étalées entre 1973 et 1977, au sein de la maison de retraite de Mirebeau, où l’informatrice a vécu la fin de sa vie.
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1 Une chanson recueillie lors d’une enquête ethnographique est dite « collectée ». Le substantif correspondant est : « collectage ».
2 On peut retrouver les paroles sur le site des Archives Départemental de Charente-Maritime : https://archives.charente-maritime.fr/sites/charente_maritime_archives/files/2023-06/Peche_des_moules.pdf
3 Une « ageasse », en poitevin-saintongeais (comme en berrichon), désigne une pie.
4 Il semblerait que sa diffusion dépasse la seule aire poitevine, puisqu’on la retrouve dans un recueil de chansons du Berry : E. Barbillat et L. Touraine, Chansons populaires dans le Bas-Berry, Volume V, p. 175 [Première édition : Châteauroux, Editions du Gargaillou, 1931 ; rééd. La Bouinotte Editions (Châteauroux) et Lancosme multimédia (Vendoeuvres), 2019].
5 L’école « libre » désigne ici une école privée. En effet, la jeune Marie ayant tendance à manquer l’école, ses parents l’envoyèrent en pension dans la commune voisine, à Champigny-le-Sec. Outre la notice biographique disponible sur Francoralité, il est possible de retrouver l’histoire originale de cette femme borgne de naissance dans le numéro 87 du Bulletin des Gens de Cherves, ainsi que le portrait repris dans cet article : https://app.panneaupocket.com/pdf/83171551564abaf5e4a2f89.37642020-1688973150.pdf
6 Aujourd’hui, de nombreux tutoriels existent pour fabriquer un subiet (sifflet en poitevin-saintongeais). Par exemple : https://www.lacabanedamelie.fr/fabriquer-un-sifflet-en-sureau/
7 Lors de leur mission menée en 1959 dans le Massif central, les enquêtrices avaient été témoins du même genre de pratique, avec une formulette différente, en occitan. À consulter sur la bibliothèque numérique de l’EHESS : https://didomena.ehess.fr/concern/data_sets/1831cm25h?locale=en
8 Un rhombe est composé d’une planchette de bois taillée d’une certaine manière et liée à une ficelle. Le joueur fait tourner l’instrument comme une fronde pour produire un vrombissement provoqué par le sillage du bois dans l’air.
9 Cet article a été publié sur le site internet des Réveillées : https://les-reveillees.ehess.fr/enquetes/le-rhombe
Informations complémentaires
Illustration de couverture : Photographie de Louis Martin, dit « Botourboux », dans sa maison lors de son enquête en 1969 à l’âge de 86 ans. Fonds MNATP. Cote : 1972-112-78.