Du bestiaire anthropomorphique au
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« Berganza.– Cipión hermano, óyote hablar y sé que te hablo, Miguel de Cervantes, "Coloquio de los perros"
« Les humains ouvrirent grand la bouche en entendant parler la Reine. Copi, La cité des rats, p. 60.
De tous temps et dans toutes les cultures on a voulu classer les animaux mais, comme le rappelle Carla Andruskevicz, une telle tentative est aussi arbitraire et vaine que de vouloir classer l’univers : "[…] los animales son mitológicos, simbólicos, domésticos, salvajes, de fábula, monstruosos, etc. Sin embargo, [...] no hay clasificación del universo que no sea arbitraria y conjetural". Les philosophes de la postmodernité, Gilles Deleuze et Félix Guattari, estiment qu’il n’existe pas de différences internes entre les animaux mais plutôt des façons différentes de les percevoir et de les traiter. La première approche consiste à en faire des animaux œdipiens : […] les animaux individués, familiers familiaux, sentimentaux, les animaux œdipiens, de petite histoire, « mon » chat, « mon » chien ; ceux-là nous invitent à régresser, nous entraînent dans une contemplation narcissique, et la psychanalyse ne comprend que ces animaux-là, pour mieux découvrir sous eux l’image d’un papa, d’une maman, d’un jeune frère […] À l’opposé, les animaux – tous les animaux – peuvent être traités « sur le mode de la meute et du pullulement », selon leur teneur en multiplicité, qu’elle soit actuelle ou virtuelle. L’objectif de cette brève étude est de montrer qu’on retrouve, chez plusieurs auteurs latino-américains postmodernes, dans des œuvres publiées entre 1975 et 2004, selon des modalités d’écriture parfois très différentes, un même rejet de l’animal œdipien en faveur d’une alliance démoniaque et subversive avec la meute. Cette fascination pour le devenir-animal moléculaire passe, chez les sept écrivains étudiés, par l’intertextualité, le détournement du registre fabuleux (notamment par la parodie, l’ironie ou le désenchantement) et la réactualisation multiforme du conte de fées et de la fable animalière traditionnels. Selon Sainz de Robles : "[…] fábula es sinónimo de apólogo; y ambos pueden ser definidos así: breve recitado –o pequeña composición– en el que, disimulada por un lance fingido, palpita una moralidad ejemplarizante, de la cual son protagonistas, generalmente, los animales". C’est cette exemplarité que les fabulistes postmodernes semblent vouloir préserver alors que l’animal cesse, chez eux, d’être un moyen ou un prétexte persuasif pour devenir une fin et incarner toute la puissance des devenirs. Les devenirs-animaux, nous enseignent Deleuze et Guattari, ne sont pas des rêves ni des fantasmes. Le devenir-animal de l’homme est parfaitement réel, sans que soit réel l’animal qu’il devient. Le devenir-animal est une involution – ni régression ni évolution – qui, par le biais de l’affect, nous arrache à l’humanité : « Car l’affect n’est pas un sentiment personnel, ce n’est pas non plus un caractère, c’est l’effectuation d’une puissance de meute, qui soulève et fait vaciller le moi. » Le Mexicain d’origine péruvienne Mario Bellatin (né en 1960) est un conteur typiquement postmoderne et un créateur d’ambiances, toujours insolites. Dans Perros héroes (2003), un roman aussi déconcertant que bref, il réactualise implicitement le traditionnel conte de fées en conte moral : Cerca del aeropuerto de la ciudad vive un hombre que, aparte de ser un hombre inmóvil –en otras palabras un hombre impedido de moverse–, es considerado uno de los mejores entrenadores de Pastor Belga Malinois del país. Comparte la casa con su madre, una hermana, su enfermero-entrenador y treinta Pastor Belga Malinois adiestrados para matar a cualquiera de un solo mordisco en la yugular. Les protagonistes se répartissent donc en deux catégories : les humains et les animaux. L’énigmatique personnage central de cette histoire conjugue des traits paradoxaux puisqu’il est à la fois impuissant (cloué dans un fauteuil roulant et défini comme « immobile ») et tout-puissant car réputé meilleur entraîneur de chiens Malinois du pays. Son ascendant sur les chiens est quasi magique : "Es curioso cómo los Pastor Belga Malinois, a pesar de encontrarse a cierta distancia del cuarto, escuchan sin dificultad los sonidos que produce su amo". Cependant, la présence indispensable de l’infirmier-entraîneur – avec lequel il entretient peut-être une relation homosexuelle, bien que physiquement limitée – relativise nettement le don exceptionnel du dresseur et lui donne une coloration légèrement parodique. Les trente Bergers belges Malinois – présentés comme de redoutables chiens d’attaque – sont évidemment un équivalent moderne du « grand méchant loup » des contes et légendes traditionnels (le Malinois est un lupoïde). La situation périphérique de la maison, près de l’aéroport, rappelle aussi l’isolement du logis de la grand-mère du Petit Chaperon Rouge, au beau milieu de la forêt. Comme dans les contes de fées, le caractère œdipien est assez net et se précise, un peu plus loin, quand on apprend que la mère et la sœur de « l’homme immobile » vivent et travaillent juste en-dessous de lui. D’ailleurs, elles ne se risquent jamais à monter lui rendre visite et sont terrorisées par les bruits qu’elles entendent au-dessus de leur tête, comme si ce proche avait quelque chose d’un ogre, d’un Barbe-Bleue ou d’un docteur Jekyll : "La madre y la hermana oirán angustiadas desde abajo el sinuoso despertar del hombre inmóvil". Tout contribue, dans Perros héroes, à élaborer un récit dont le réalisme froid et rationnel est constamment nimbé d’une impression d’étrangeté qui, pourtant, ne franchira jamais les limites du fantastique ni du fabuleux puisque les Malinois ne sont pas doués de parole et se comporteront toujours comme des chiens. Le récit est suivi d’un dossier de six pages intitulé "Instalación" et regroupant dix-neuf photos qui semblent témoigner de l’ancrage des personnages et des faits racontés dans la réalité référentielle : des cages grillagées, des chiens Bergers, un faucon, des instruments de fauconnerie et de dressage, un homme en fauteuil roulant, un autre en pantalon matelassé typique des dresseurs de chiens… L’atmosphère créée par Bellatin est donc d’une « objectivité extrêmement étrange », pour paraphraser le commentaire d’Hendrik Marsman sur Kafka. La dimension morale, voire politique, de cette fable est assez clairement annoncée dès le sous-titre de l’œuvre – Tratado sobre el futuro de América Latina visto a través de un hombre inmóvil y sus treinta Pastor Belga Malinois – et soulignée à la fin du tout premier paragraphe : "No se conocen las razones por las que cuando se ingresa en la habitación donde aquel hombre pasa los días recluido, algunos visitantes intuyen una atmósfera que guarda relación con lo que podría considerarse el futuro de América Latina". Comme dans les vrais contes (selon la définition qu’en donne Bruno Bettelheim), l’auteur fait ici appel à l’imagination du lecteur et se garde bien de donner des réponses claires, mais l’orientation morale, voire politique, du texte en fait un apologue postmoderne. En quoi ce récit du quotidien sordide d’un homme pauvre et paralysé, qui semble réinventer sans cesse la légende tragique de son histoire familiale et ne survit que parce que sa mère et sa sœur passent leurs journées à trier des sacs plastiques, peut-il nous éclairer sur le destin de l’Amérique latine "... Les Malinois ne sont-ils pas – comme le titre paraît l’indiquer – les vrais héros de cette histoire " Chaque lecteur semble être invité à trouver sa propre réponse, mais ces chiens de garde et d’attaque – réputés pour leur discipline et leur agressivité et utilisés par presque toutes les forces armées du monde – évoquent inévitablement des images de répression et de violence depuis qu’ils furent introduits dans la police américaine, en 1907. Le potentiel de bestialité est encore accentué par la présence d’un oiseau de fauconnerie, nourri de souris vivantes, également élevées dans la maison. Le récit se referme sur le sourire énigmatique de cet « homme immobile », victime et bourreau. Régulièrement animé de pulsions violentes et irrationnelles, c’est lui qui énoncera – grâce au narrateur omniscient – la morale de cette fable animalière : "[…] el hombre inmóvil asegura que no hay perro tarado sino amo estúpido". Bellatin semble donc penser comme Plaute (La Comédie des ânes), Hobbes, Schopenhauer ou Freud que l’homme est un loup pour l’homme, puisqu’il cultive la violence de l’animal pour exercer sa domination sur ses congénères… Mais, bien qu’il fonctionne comme allégorie de la sauvagerie de l’homme, le chien reste, ici, un animal à part entière dont le mutisme fait avorter la promesse d’un registre fabuleux, finalement déceptif. « La raison du plus fort est toujours la meilleure ; Jean de La Fontaine, Le Loup et l’Agneau.
Selon le narrateur lui-même, les poissons les plus étranges qu’il lui ait été donné d’élever furent les axolotls. La personnification de ces animaux mystérieux et quasiment chimériques – dotés de poumons et de branchies, capables de se reproduire à l’état larvaire et surtout de régénérer, contrairement aux pensionnaires du salon de beauté, leurs organes endommagés – passe notamment par la transformation, dans le discours du narrateur, de leur instinct sauvage en caractère faux et cruel, clairement anthropomorphique : Yo sé que, en general, los peces no saben qué está ocurriendo en el exterior de sus peceras. Sin embargo, apenas dejé el acuario los dos Ajolotes se lanzaron a devorar a los Peces Basurero. Regresé a los pocos minutos, y me encontré con la carnicería. Los Ajolotes estaban nuevamente, al fondo del acuario. En apariencia estaban tranquilos, pero de sus bocas sobresalían partes de los peces que se habían tragado. Parece que a partir de entonces se les despertó una furia desenfrenada. Lo digo porque pocos días después terminaron despedazándose uno al otro. […] era lo desagradable de su estilo que, aunado a su aspecto, daba al asunto de criar peces cierto carácter diabólico. Il serait absurde de prétendre que Kafka [...] se soit pris pour un critique social. Et pourtant on trouve chez lui les jugements les plus pénétrants et les plus étonnants à propos de l’état d’une société, à propos des motivations secrètes du commerce entre les hommes, à propos de la manière dont l’individu est livré à la multitude. C’est pour cela que je l’appelle un auteur révolutionnaire. […] l’animal coïncide avec l’objet par excellence de la nouvelle selon Kafka : tenter de trouver une issue, de tracer une ligne de fuite. […] pour Kafka, l’essence animale est l’issue, la ligne de fuite, même sur place ou dans la cage. […] une déterritorialisation absolue de l’homme, par opposition aux déterritorialisations relatives que l’homme opère sur soi-même en se déplaçant, en voyageant ; le devenir-animal est un voyage immobile et sur place, qui ne peut se vivre et comprendre qu’en intensité. […] Le devenir-animal n’a rien de métaphorique. Intertextualités : le rat et l’art Dans ses dessins humoristiques, Copi (1939-1987), Argentin de Paris, se représente sous la forme d’un poulet mais, dans ses performances, il est inséparable de sa marionnette-rat. D’ailleurs, ses pièces, ses romans et nouvelles sont surtout peuplés de rongeurs. Dans son univers souvent absurde et cruel mais ludique, le rat (forcément de bibliothèque) est un double espiègle et rusé qui fait pendant au poulet naïf. Dans la pièce La Pyramide (1975), le rat Cristóbal de la Sarna (la gale) – dont le rôle était joué par Copi lui-même – est poète et ancien bibliothécaire royal devenu gardien de musée. Comme le souligne Raquel Linenberg-Fressard, Cristóbal propose « […] une image d’écrivain qui dépasse le pittoresque du monde animalier dont il est issu. […] Il tend ainsi un pont, par-delà la diversité des genres, à son homologue de La cité des rats (1979) […] ». Accompagné de son ami Rakä, le rat Gouri – présenté comme le véritable auteur de ce roman – « rat-conte » l’histoire de La cité des RATS, reflet inversé et anagrammatique – marginal et « mineur » – de la cité des ARTS (Paris). Le rat, personnage néo-picaresque, protégé par un diable des rats qui combat le dieu des hommes, tend une ligne créatrice qui a à voir avec le démoniaque et offre sur le monde ce que Copi appelle une « vision d’en bas » : « Avec ce livre j’ai enfin trouvé la dimension où se meuvent les rats. Tout en bas. Tout voir d’en bas. C’est une question d’échelle. » Faut-il voir aussi, dans cette insolite association entre le monde des « rats » et celui des « arts », une allusion à la célèbre nouvelle de Franz Kafka, « Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris » (1924) ? Peut-être. Face à un public exigeant, capricieux et versatile, Joséphine reste incomprise malgré l’authenticité de son art : « Ce peuple qui s’émeut si facilement est parfois impossible à émouvoir. » Tantôt adulée, tantôt ignorée ou méprisée par le peuple, par la meute, Joséphine est sur une ligne de variation constante qui l’inscrit dans un devenir moléculaire, imperceptible. Chez Copi comme chez Kafka, le rat ou la souris incarnent parfaitement le destin tragique de l’artiste : indispensable mais incompris. Selon Deleuze et Guattari : « Kafka, encore un grand auteur des devenirs-animaux réels, chante le peuple des souris ; mais Joséphine, la souris cantatrice, a tantôt une position privilégiée dans la bande, tantôt une position hors bande, tantôt glisse et se perd anonyme dans les énoncés collectifs de la bande. » Dans "El Policía de las Ratas" (2003), une nouvelle jubilatoire malgré sa valeur métafictionnelle et testamentaire, le Chilien Roberto Bolaño (1953-2003) use explicitement de l’intertextualité pour rendre hommage à Kafka et pour actualiser sa réflexion sur l’art et la vie. Le rat José – surnommé par ses congénères Pepe el Tira (Jo le Flic) –, policier intègre et opiniâtre, et narrateur auto-diégétique de ce mini polar métaphysique, se présente comme le digne héritier de sa tante : […] yo era uno de los sobrinos de Josefina la Cantora. […] en mí se notaba el parentesco de sangre con Josefina, no en balde llevo su nombre. […] Conocí a uno, muy viejo y enflaquecido por la edad y por el trabajo, que a su vez había conocido a mi tía y que le gustaba hablar de ella. Nadie entendía a Josefina, decía, pero todos la querían o fingían quererla y ella era feliz así o fingía serlo.
Dans El beso de la mujer araña (1976), chef-d’œuvre de l’Argentin Manuel Puig (1932-1990), Molina – un étalagiste homosexuel peu instruit mais fan de cinéma populaire – « apprivoise » peu à peu son compagnon de cellule, Valentín, un guérillero marxiste et lettré, en lui racontant des films qui fonctionnent comme autant de fables ou de paraboles insérées dans le récit principal. Ce personnage de cinéphile ingénu, qui applique la stratégie de Shéhérazade, permet à Puig de recycler dans la narration un très large éventail de références cinématographiques réelles ou inventées dont il synthétise les caractéristiques thématiques et esthétiques pour faire avancer l’intrigue centrale. L’un des réalisateurs les plus présents dans le roman est assurément Jacques Tourneur, un français ayant fait carrière à Hollywood, entre 1931 et 1966. Le Baiser de la femme araignée commence in medias res par le récit détaillé de Cat people (La Féline, 1942) et, dans la deuxième partie du roman, Molina raconte un autre film fantastique de Tourneur, I walked with a zombie (Vaudou, 1943). Ces œuvres sont très clairement reconnaissables bien que leurs titres ne soient jamais cités dans le roman. Le récit de La féline fonctionne comme une mise en abyme de l’histoire principale et permet, notamment, de découvrir la personnalité de Molina et de Valentín à travers leurs réactions et leurs commentaires. L’intrigue, assez simple, rappelle les mises en gardes des contes de fées quant à la perte de la virginité : un architecte tombe sous le charme d’Irena, une femme mystérieuse rencontrée au zoo de New York devant la cage d’une panthère : "A ella se le ve que algo raro tiene, que no es una mujer como todas. [...] una carita un poco de gata [...]". Or, cette jeune femme qui ressemble à un chat et dont la famille est originaire de Transylvanie (terre des vampires) craint, selon une vieille légende familiale, de se métamorphoser en panthère la première fois qu’elle embrassera un homme. Si Molina – homosexuel psychiquement féminin – déclare s’identifier à cette héroïne typiquement schizoïde c’est parce que, comme elle, il a le sentiment d’être une « femme différente » qui n’a pas droit à l’amour. L’histoire de la femme-panthère est une parabole œdipienne tout à fait représentative de la vulgarisation de la théorie psychanalytique dans le cinéma hollywoodien, à partir des années 1940. Dans le roman de Puig comme dans le film de Tourneur, la panthère représente donc clairement le Ça : "[...] la chica [...] dibuja una cara que es de animal y también de diablo. Y la pantera la mira, es una pantera macho y no se sabe si es para despedazarla y después comerla, o si la mira llevada por otro instinto más feo todavía". À la fin du récit de Molina, comme dans le film, Irena ouvre la cage de la panthère et se fait tuer par elle avant que le félin ne soit lui-même écrasé par une voiture de police. Comme le note Bettelheim, dans sa lecture psychanalytique des contes de fées, « [...] dans la dernière transition qui précède l’accession à l’humanité adulte, les refoulements doivent être dénoués. » Autrement dit, pour trouver l’amour, il faut briser le tabou qui fait de la sexualité quelque chose d’animal. Or, dans de nombreux contes comme La Belle et la Bête, ce changement est exprimé par la métamorphose d’un fiancé-animal en personne de grande beauté. Contrairement aux contes, qui incitent les futurs époux à se désinhiber, le film de Tourneur semble donc vouloir renforcer la peur de la défloration et le tabou sexuel, ce qui confirmerait l’interprétation politique de la psychanalyse par Deleuze et Guattari, dans L’Anti-Œdipe. On rend la limite de la production désirante inoffensive en faisant croire qu’elle passe à l’intérieur de l’organisation molaire (la formation sociale elle-même) pour éviter la multiplicité moléculaire du désir : « Incomparable instrument de grégarité, Œdipe est l’ultime territorialité soumise et privée de l’homme européen. » Fortement contrôlé par le code de censure Hays, le cinéma hollywoodien des années 1930-1960 était enclin à encourager le puritanisme sexuel, garant d’une société normative et conformiste. Chez Puig, la femme-panthère, menaçante, finira pourtant par se métamorphoser en une femme-araignée certes séductrice mais surtout libératrice. Coup de théâtre : le viril guérillero couchera avec la « folle » Molina. La force de la transgression de Valentín tient au fait qu’il n’est pas « converti » à l’homosexualité : il reste hétérosexuel mais s’ouvre à une forme de « trans-sexualité microscopique » révolutionnaire. Contre toute attente, Molina l’aide à s’inscrire totalement dans son devenir-révolutionnaire et, réciproquement, Valentín permet à Molina de s’engager révolutionnairement dans son devenir-homosexuel. Tous deux acceptent de se transfigurer intellectuellement, moralement, psychiquement, faisant n sexes, offrant n possibilités. La femme-panthère narcissique, régressive et œdipienne du début se métamorphose, à la fin du roman, en femme-araignée ou en folle-araignée, entraînant Valentín vers une sexualité non humaine – non œdipienne – et tendant, de ses fils, de puissantes lignes de fuite et de déterritorialisation, pour un devenir irrésistible : […] ahí en lo más espeso de la selva está atrapada, en una tela de araña, o no, la telaraña le crece del cuerpo de ella misma, de la cintura y la cadera le salen los hilos, es parte del cuerpo de ella, unos hilos peludos como sogas que me dan mucho asco, aunque tal vez acariciándolos sean tan suaves como quien sabe qué […] Le pullulement des rats, la bande, la meute, mine et sape les grandes puissances molaires : État, administration, profession, famille, conjugalité. Mais, surgissant de la meute, un animal singulier ; au milieu du grouillement, Joséphine, Cristóbal, Gouri ou Pepe ; dans le banc de poissons, un axolotl ; au milieu de la toile où se débattent les mouches, l’araignée… L’animal d’exception c’est l’anomal : préférentiel mais pas préféré (ni domestique ni psychanalytique), c’est un outsider, un phénomène de bordure, un border-line, animal démoniaque. Ainsi, le mystérieux homme immobile de Bellatin a son chien préféré, plus important que sa propre famille : "El hombre inmóvil podría prescindir de todos los perros menos de Annubis. Le sería más fácil deshacerse de su familia, del enfermero-entrenador o de su propia casa antes que de su animal preferido". Selon le narrateur de Perros héroes, cet amour exclusif du maître pour son chien est parfaitement réciproque : "Anubis daría la vida antes de permitir que alguien pusiera un dedo sobre el cuerpo inerte de su amo". Cependant, cette relation n’est pas de l’ordre de la domestication de l’animal par l’homme et ne relève pas non plus du transfert œdipien. Nous l’avons dit, cet infirme, qui n’a aucune maîtrise physique sur les choses ni sur lui-même, ne peut être qu’un dresseur parodique. Il n’y a donc pas domination mais alliance, pacte de « l’homme immobile » avec les redoutables molosses. Le nom du chef de la meute confirme le caractère magique de ce sombre agencement… Anubis est le nom grec du dieu égyptien à tête de chacal (ou de chien sauvage), protecteur des morts. Anubis se distingue parce qu’il est le plus féroce de la meute : il serait capable, sur un seul clignement d’œil de « l’homme immobile », de déchiqueter l’infirmier-entraîneur (p. 52). Rappelons-nous que le narrateur de Salón de belleza soulignait aussi le caractère « diabolique » de l’élevage d’axolotls. C’est avec la nuit, la mort et le diable que ces hommes scellent un pacte : c’est l’alliance avec le démon comme puissance de l’anomal. La description de cette passion singulière n’est évidemment pas sans rappeler celle qui lie indéfectiblement le Colombien Fernando Vallejo (né en 1942) à sa chienne Bruja (Sorcière), un Grand Danois. Dès Los días azules (1985), premier opus du « cycle autobiographique » de Vallejo, puis de façon récurrente, l’autofictionneur évoque cet animal comme s’il s’agissait d’une véritable compagne de vie : Tengo ahora a mi lado mientras recuerdo, mientras escribo, a una señora de abrigo negro, maravillosa. […] Es muy esbelta, y su fino oído, que oye las horas, capta los ruidos más pequeñitos que me circundan, alerta siempre a mi más mínima voluntad. Sé que hay hambre en el mundo y que existe Biafra, pero me importa un bledo la humana especie. Dans El portero (1989), l’un des romans les plus singuliers du Cubain Reinaldo Arenas (1943-1990), comme dans La cité des rats de Copi, les animaux prennent la parole et entament un dialogue avec les humains de leur choix :
Selon Dolores Koch, qui traduisit El portero en anglais : En los discursos de los animales puede apreciarse que, como en las fábulas tradicionales, los animales hablan y actúan como seres humanos, intentando descubrir alguna verdad o criterio útil. Sus deposiciones cumplen con la retórica aristotélica que divide los medios persuasivos en paralelos históricos (recurso que Reinaldo utilizó con frecuencia) y paralelos inventados, entre los cuales se agrupan la parábola y la fábula. Ici, après avoir été humiliés et chosifiés par leurs maîtres, ce sont les animaux de cette arche de Noé parodique – Cleopatra, la chienne d’exception, comme son nom l’indique, et la meute des animaux domestiques émancipés – qui proposeront au portier de faire alliance pour trouver son devenir-animal :
[…] con independencia de que seamos o no superiores al hombre, no somos hombres y hasta ahora el mundo, en gran medida, está regido por ellos. Así que, además de nuestra alianza necesitamos también un aliado en el campo enemigo, alguien que, por decirlo de alguna manera, nos pueda "representar" y a quien a la vez podamos ayudar.
Cette alliance des dominés avec les animaux sera d’ailleurs prise comme une menace réelle par le mystérieux narrateur collectif : "Desde luego, también pesa sobre nosotros –y sobre toda la humanidad– la amenaza de que estos animales, agrupados alrededor del portero, nos invadan (sin descontar la espeluznante teoría de que los objetos cobren autonomía y nos destruyan)." La cité des rats de Copi est régie par le même principe d’alliance néo-picaresque et « contre-nature » : Les humains à pavillon de toutes sortes, je repris, veulent notre destruction et votre emprisonnement ; nous devons fonder notre supériorité sur notre astuce commune, tout homme ayant passé une part de sa vie dans un cachot contre sa volonté étant un rat d’adoption ; tout rat sachant parler étant un homme d’adoption.
Dans El desbarrancadero (Vallejo, 2001), l’autofictionneur fait le récit tragique de l’agonie de son frère, malade du sida, et se remémore simultanément la mort de son père, lui-même atteint d’un cancer. Ce roman familial, chant d’amour et de haine où le personnage de la mère castratrice est incroyablement malmené, est aussi une impitoyable machine de guerre contre les ravages de la névrose œdipienne et contre l’indifférence et l’intolérance de la société face aux sidéens. Le récit « agonique » se renverse peu à peu en entreprise de santé et d’émancipation du narrateur autodiégétique. L’intense douleur morale de Fernando, face à la souffrance et à la disparition irrémédiable de ceux qu’il aime, le projette dans des états de délire hallucinatoire, véritables accélérateurs de son initiation affective et éthique. C’est lors de l’une de ces descentes aux enfers, aux limites extrêmes de la folie, qu’il fera alliance avec les rats contre la méchanceté névrotique des êtres humains : […] mis hermanas las ratas.
Cette scène est un véritable condensé de tous les éléments que nous venons d’énumérer : l’alliance fraternelle et démoniaque avec les rats, animaux d’en bas, le choix de l’anomal – l’animal d’exception – et l’inversion ironique et subversive du caractère contagieux. L’alliance contre la généalogie et la propagation par épidémie Le pacte homme-animal c’est l’alliance contre la généalogie, la « communauté de destins », ce que Deleuze et Guattari appellent la propagation par épidémie : Nous opposons l’épidémie à la filiation, la contagion à l’hérédité, le peuplement par contagion à la reproduction sexuée, à la production sexuelle. Les bandes, humaines et animales, prolifèrent avec les contagions, les épidémies, les champs de bataille et les catastrophes. […] la contagion, l’épidémie met en jeu des termes tout à fait hétérogènes : par exemple un homme, un animal et une bactérie, un virus, une molécule, un micro-organisme. […] Des combinaisons qui ne sont ni génétiques ni structurales, des inter-règnes, des participations contre nature […] il y a autant de sexes que de termes en symbiose […] L’Univers ne fonctionne pas par filiation. Nous disons donc seulement que les animaux sont des meutes, et que les meutes se forment, se développent et se transforment par contagion.
Dans son essai de biologie La tautología darwinista (1998), Vallejo exprime la même idée : Pero existe otro tipo de transmisión, que constituye la excepción: una transmisión ocasional que se da entre dos organismos cualesquiera, emparentados o no, de una misma especie o de otra, de un mismo reino o de otro, algo así como la contaminación […] que se suele llamar transmisión « horizontal » o « lateral », y que se da a menudo entre bacterias. […] Así que la generalidad de que los seres vivos heredan sus características de sus progenitores no alcanza a ser una ley […] Hay seres vivos que tienen algunas características adquiridas de sus vecinos o sus socios y que a su vez pueden ser heredables.
Ce n’est plus l’alliance de la Civilisation et de la Barbarie, comme chez Borges, mais l’alliance de toutes les Barbaries contre la Civilisation ! (Deleuze et Guattari estiment que Borges a raté son Manuel de zoologie fantastique car il y élimine tous les problèmes de meutes et, donc, de devenir-animal de l’homme.) Lemebel le clame, lui aussi, haut et fort, dans un entretien au titre évocateur, "Es necesario liberar algunas perversiones": "Hago alianzas con las minorías –dice–, con quienes están en desventaja con el poder, como los jóvenes, los homosexuales, las mujeres, los pobres. Son lugares quebrados, tránsfugas, que se están reconstruyendo permanentemente para sobrevivir en un sistema agobiante". Et Pedro Araya ajoute que l’écriture lémébélienne : "[…] (re)introduce en la escena pública objetos y sujetos nuevos, torna visible lo que hasta entonces era invisible, rinde audibles como seres con voz a aquellos que no habían sido oídos sino que como simples animales ruidosos. Bárbaros, salvajes, paganos". Toutes ces meutes interrègnes, fruits de participations contre-nature – ce devenir-animal de l’homme –, toute cette Furor sème la contagion, contamine, harcèle et mine les organisations molaires telles que la littérature « d’élite », la culture institutionnelle, l’institution familiale et l’appareil d’État : Il y a toute une politique des devenirs-animaux, comme une politique de la sorcellerie : cette politique s’élabore dans des agencements qui ne sont ni ceux de la famille, ni ceux de la religion, ni ceux de l’État. Ils exprimeraient plutôt des groupes minoritaires, ou opprimés, ou interdits, ou révoltés, ou toujours en bordure des institutions reconnues, d’autant plus secrets qu’ils sont extrinsèques, bref anomiques. Arenas, Bellatin, Bolaño, Copi, Lemebel, Puig et Vallejo, sept auteurs particulièrement représentatifs de la postmodernité latino-américaine, ne puisent dans les différentes traditions de la littérature animalière (allégorie, conte de fées, fable, nouvelle fantastique ou apologue) que pour mieux miner et saper les conventions de la tradition littéraire. Dénonçant, même implicitement, le caractère œdipien et normatif des bestiaires anthropomorphiques, ils inscrivent leurs personnages et s’engagent, eux-mêmes, en tant qu’artistes, dans un devenir-animal démoniaque et révolutionnaire – un devenir-narrateur-araignée – qui leur permet de franchir les règnes et les genres et de se déterritorialiser, même en restant parfaitement immobiles au milieu de la meute.
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