LE COIN DES DOCTORANTS |
||||||||||||||||||
Les composantes andines du second calendrier de la Nueva corónica de Guaman Poma (Pérou, 1615)
Haut de page
Haut de page
Haut de page
Haut de page
Haut de page
Haut de page
Haut de page
Haut de page
Haut de page
Haut de page
Haut de page
Haut de page
Haut de page
Haut de page
Haut de page
Haut de page
Haut de page |
Le présent article est un extrait de notre thèse qui porte sur les sources et le contenu idéologique de la Nueva corónica de Guaman Poma de Ayala. Il provient plus précisément d’un chapitre consacré aux calendriers. Les calendriers européens des XVIe et XVIIe siècles qui font l’objet de notre étude puisent leurs origines dans les civilisations antiques. La présence de l’astrologie date de la Grèce antique, tout comme la représentation de la division du temps sous forme de tables. Cette coutume fut ensuite reprise par les Romains, pour qui les calendriers étaient des livres de comptes dans lesquels ils consignaient les événements notoires, les noms des magistrats ainsi que les jours fastes.[1] Plusieurs autres vestiges de ce type subsistent dans les calendriers espagnols de l’époque de Guaman Poma (et même encore aujourd’hui), comme les noms des mois, indissociables du panthéon romain et de leur ancien calendrier : le mois de janvier est celui du dieu Janus ; février est le mois du dieu Februus ; mars correspond au dieu romain de la guerre;[2] le mois de juillet est étymologiquement lié à Jules César qui, en 45 av. J.C., abolit le calendrier lunaire pour instaurer le calendrier lunisolaire de 365 jours, appelé calendrier julien ; le mois d’août tient son nom d’Auguste, fils adoptif de Jules César ; etc. Dans les illustrations des repertorios, on retrouve d’ailleurs le personnage de Janus – dieu bicéphale des portes, des commencements et des fins, des passages – pour le mois de janvier dans trois éditions du Repertorio d’Andrés de Li (fig. 1). Pour le mois de septembre, un autre auteur de repertorios, Rodrigo Zamorano, rapporte que « significaban este mes los antiguos, con un vendimiador que cogía uvas ».[3] Or, les activités liées au vin étaient souvent représentées dans les calendriers des repertorios (fig. 8, 9 et 10).
À ces héritages profanes, vient s’ajouter l’influence de la religion chrétienne. Cette dernière structure véritablement le calendrier européen et donc, intrinsèquement, le temps de l’homme, organisé par rapport aux grands événements de la vie du Christ. Les tables répertoriant ces moments (naissance, crucifixion, résurrection) ainsi que les noms des saints et des martyrs en sont la preuve formelle (fig. 13). Elles ont commencé par figurer dans les livres religieux comme les bibles, les bréviaires et les livres d’heures, parfois accompagnées d’illustrations. Elles ont ensuite été intégrées dans des ouvrages profanes consacrés à l’astrologie, la météorologie et l’agriculture[6] comme les repertorios. Cox signale également que l’Église exerça une profonde influence sur le calendrier et ses représentations, au point de procéder à des resémantisations. Tel fut le cas du mois de février, lié à Februus, c’est-à-dire à Pluton, dieu des enfers et des expiations, en l’honneur duquel les Romains pratiquaient le sacrifice et faisaient des processions.[7] L’Église, qui associait ces fêtes païennes au diable et au péché, reprit le rite processionnel mais le resémantisa, faisant du mois de février celui de la purification de la Vierge,[8] comme le raconte Zamorano : « En lugar de esta abominable costumbre […] instituyó nuestra santa madre Iglesia en el principio de este mes la fiesta de la purificación de nuestra señora la virgen María : en que van los cristianos en procesión con cirios encendidos ».[9] Quant aux illustrations des repertorios que nous avons pu consulter, on notera qu’elles sont lien apparent avec la religion chrétienne. Figure 13 – La table du mois de février dans l’édition de 1584 de Chaves
Les nombreuses scènes agricoles représentées dans les calendriers des repertorios nous permettent également d’examiner le rapport entre l’homme et la nature. Selon Cox, il s’agit d’une relation de domination, dans laquelle l’homme a le contrôle de la nature. Elle ajoute que les calendriers ne montrent jamais d’épisodes de sécheresse ou autre catastrophe naturelle et que la nature est toujours disposée à fournir à l’homme ses aliments.[14] Pour notre part, nous nous contenterons de dire que la caractéristique principale de la nature telle qu’elle est représentée est la passivité. En effet, dans les scènes agricoles, l’élément principal n’est autre que l’homme, toujours actif, au premier plan, souvent au centre de l’image et en train d’acquérir un bien. La division du temps chez les Incas était basée sur l’observation astronomique, qui permettait d’organiser les activités agricoles, sociales[16] et rituelles. L’année solaire était divisée en deux périodes par les solstices (celui d’hiver en juin et celui d’été en décembre), elles-mêmes scindées en deux par les équinoxes (en mars et en septembre).[17] De fait, la dualité était un principe andin fondamental qui régissait également la conception du monde, comme l’indique César Itier : [Les Incas] ne pensent pas une création du monde impliquant un projet et un Créateur, mais un dispositif immanent dont le dynamisme repose sur un principe de polarité s’exprimant dans les oppositions nuit/jour, espace sauvage/espace habité, époque non cultivée/époque de l’Inca.[18] Il rappelle que cette dualité s’appliquait aussi au panthéon andin, à la nature ainsi qu’à la société : La foule des ancêtres et des wak’a adorés dans l’empire s’intégrait en deux grandes structures inclusives, les wak’a étant censés descendre, les uns de Wiraqucha, les autres de l’Éclair. Le panthéon andin était donc dominé par une dyade qui structurait le monde en deux sphères opposées et complémentaires […]. La dyade qui présidait le panthéon andin déterminait ainsi une opposition cosmique entre eaux inférieures et supérieures. Elle incarnait également deux principes qui gouvernaient l’alternance des saisons : la chaleur humide de l’époque des pluies, manifestation de Wari / Wiraqucha, et la chaleur sèche des mois d’étiage, dont le maître était l’Éclair […]. Ce dualisme fondamental trouvait son assise dans le principe d’opposition et de complémentarité sociales et économiques qui existait au sein de chaque société locale entre les ayllu exploitant les vallées tempérées, domaine de l’agriculture d’irrigation, et les ayllu pratiquant l’élevage et la culture des tubercules dans la puna. Wari / Wiraqucha, qui présidait à l’agriculture irriguée, était en effet le dieu tutélaire des habitants des vallées, tandis que ceux des steppes d’altitude se considéraient comme ‘fils de l’Éclair’.[19] L’organisation de l’empire inca est également révélatrice des principes ordonnateurs de dualité et de quadripartition : le Tawantinsuyu, l’empire des quatre quartiers, était, comme la ville de Cuzco, composé de quatre suyus ordonnés hiérarchiquement selon le principe hanan (haut) / hurin (bas). Juan Ossio explique parfaitement cette classification : El marco clasificatorio más amplio que subsume a las distintas unidades es la división en cuatro de los suyus que a su vez se subdividió en dos partes o mitades que recibieron los calificativos jerárquicos de Hanan (Alto) y Hurin (Bajo). Bajo este sistema conocido como « dual » el Chinchaysuyu y el Antisuyu figuraban como parte de la mitad mencionada en primer lugar y el Collasuyu y el Contisuyu, como parte de la segunda.[20] Lorsque Nathan Wachtel reprend les propos de Tom Zuidema, il explique que l’espace et le système de parenté incas sont ordonnés par les trois principes suivants : dualisme / quadripartition, tripartition, division décimale.[21] En ce qui concerne plus précisément le calendrier, les informations des chroniqueurs relatives au premier mois de l’année varient : pour certains, elle commençait au solstice d’été, pour d’autres au solstice d’hiver. Pour sa part, Itier considère que « l’année étant un cycle astronomique dont le début et la fin constituent un choix purement arbitraire, qui n’a d’utilité que pour compter les années, [les anciens Péruviens] ne semblent pas avoir fixé de date de ‘nouvel an’ ».[22] Les concepts de début et de fin, caractéristiques du temps européen, étaient donc absents de la conception andine du temps, qui reposait sur la notion de cycle (rituel, agricole, administratif), caractéristique des sociétés agricoles. Les chercheurs s’accordent généralement pour dire que les Incas avaient un calendrier solaire composé de 12 mois de 30/31 jours.[23] Toutefois, il ne s’agit que de conjectures car, en réalité, on ignore la façon précise dont les Incas divisaient le temps. Une étude récente menée par le plus grand spécialiste en la matière, Tom Zuidema, tend à montrer que les Incas n’avaient pas seulement un calendrier solaire de 12 mois/365 jours, et un calendrier lunaire de 12 mois/328 jours ; ils auraient également eu un calendrier de 13 mois (12 mois de 328 jours et un 13e mois de 37 jours). L’ensemble des travaux de Zuidema permet de comprendre que : el calendario inca se estructuraba a base de un sistema de ceques, líneas visuales que vinculaban las distintas regiones del Estado. Como si fueran hilos de un enorme quipu los ceques unían las huacas, adoratorios que marcaban la tierra del Imperio y desempeñaban una función esencial dentro del calendario.[24] Les ceques peuvent être définies comme des lignes imaginaires qui partaient du temple du soleil à Cuzco, le Coricancha, dans de multiples directions, traversant ainsi des huacas et s’arrêtant aux limites du territoire ethnique. Les huacas étaient des « lieux ou objets sacrés souvent définis comme la manifestation matérielle d’une divinité ».[25] Itier précise que les « dieux andins n’étaient […] autres que les éléments qui structuraient l’environnement – montagnes, lacs, astres, phénomènes atmosphériques –, issus de la métamorphose d’êtres humains ayant vécu dans les temps primordiaux ».[26] Zuidema établit que 41 ceques partaient du Coricancha et passaient par 328 huacas (chaque ceque traversait environ dix huacas). Pour Gary Urton, « el calendario ceque era, por tanto, un sistema integrado de espacio/tiempo ».[27] De fait, chez les Incas, la notion de temps était indissociable de celle d’espace, deux concepts exprimés par un seul et même terme quechua, pacha, qui peut se traduire par « époque », « moment », « lieu, endroit »[28] ou encore « terre », « monde », « saison » selon le contexte.[29] Ce lien étroit est mis en évidence par la définition de González Holguín : « tiempo, suelo, lugar ».[30] Cet espace/temps était également indissociable de la religion puisque « la concepción y el control del tiempo estaba (literalmente) arraigada en la distribución y disposición de las huacas ».[31] Enfin, à ces trois dimensions (espace, temps, religion) vient s’ajouter une composante sociale, puisque plusieurs groupes socio-politiques étaient chargés des cultes des huacas pendant les différentes périodes de l’année. Pour Zuidema, le calendrier inca englobe même tous les aspects de la société. Il le perçoit comme « el instrumento más importante para registrar y organizar grupos sociopolíticos y sus intereses temporales en la agricultura, la irrigación, la ganadería, el uso de caminos, etc. ».[] Le calendrier avait donc pour fonction de définir les étapes du cycle naturel et de lier les activités humaines aux forces naturelles qui les gouvernent.[33] Un lien très intime unissait l’homme et la nature, comme le note Juan Ossio : « [la civilización inca] buscó modelar sus creaciones culturales de acuerdo con pautas ofrecidas por la naturaleza ».[34] Le cycle agricole tournait autour des rites centraux des semailles et des récoltes. Il commençait au mois d’août avec les semailles cérémonielles du maïs, durant lesquelles les Incas réalisaient l’acte symbolique d’ouvrir la pachamama (la terre mère) pour y insérer les graines. Parallèlement, ils réalisaient des sacrifices, que Pierre Bourdieu considère comme des rites compensatoires visant à consolider le groupe et à payer un tribut à la terre.[35] Dans la même perspective, d’autres sacrifices avaient lieu au moment des récoltes. En conclusion, le temps inca différait profondément du temps européen. Il faisait partie d’une conception plus englobante qui envisageait aussi l’espace, la religion et la société. Il se distingue également de par son caractère cyclique et de par le lien intime qui unit la composante religieuse et la terre. La conception du temps dans le second calendrier de Guaman Poma Sur le fond et sur la forme, les deux calendriers du chroniqueur indigène imitant ceux des repertorios de los tiempos, on peut légitimement s’attendre à y trouver une conception européenne du temps, de la relation homme / nature et du rôle de la femme. De fait, Guaman Poma choisit le mois de janvier pour commencer l’année, ce qui relève de l’organisation occidentale du temps. De plus, il inscrit directement son second calendrier dans le temps chrétien en y insérant les tables des fêtes des saints, des martyrs et des événements importants de la vie du Christ. Cox affirme également que Guaman Poma « utiliza la terminología medieval asociada con el concepto de "los humores" »,[36] théorie de base de la médecine médiévale. Il définit même le mois de « Aya marcay », équivalent du mois de novembre, comme celui des morts. Or, dans les Andes, la célébration des morts n’était pas restreinte à un seul jour de l’année. Les morts – et donc leurs momies – « faisai[en]t l’objet d’un véritable culte […]. On sortait périodiquement [la momie] pour la faire boire et manger en compagnie des vivants et d’autres momies d’ancêtres et pour changer ses vêtements ».[37] En cela également, Guaman Poma ajuste le calendrier andin au calendrier chrétien. Pourtant, une analyse plus poussée de la composante iconographique du second calendrier de la Nueva corónica révèle qu’il n’a d’européen que l’aspect. Perception indigèneDans son article « Pensée sauvage et acculturation : l’espace et le temps chez Felipe Guaman Poma de Ayala et l’Inca Garcilaso de la Vega »,[38] l’anthropologue Nathan Wachtel montre que des « schèmes mentaux » indigènes régissent le mode de pensée du chroniqueur indigène, notamment en ce qui concerne le temps. L’analyse de la description de la marche du soleil et celle du premier calendrier de la Nueva corónica lui permettent de conclure que, chez Guaman Poma, le temps est cyclique, quadripartite et hiérarchisé selon le principe hanan (le haut) / hurin (le bas), trois des caractéristiques de base du mode de pensée andin. Chez Guaman Poma, cette relation est radicalement différente puisque la nature détient le rôle principal dans la moitié des images. Elle est alors représentée en train de faire son œuvre pour les mois de janvier, février, mars, avril, octobre et novembre (fig. 19 et 20).[39] L’homme n’agit sur elle que de façon limitée, dans un but protecteur, en tant que simple adjuvant : irrigation, épouvantail, surveillance, etc. De plus, Guaman Poma dessine le cycle agricole pour tous les mois de l’année sans aucune exception. Il consacre six images (mai, juin, juillet, août, septembre, décembre) aux semailles et aux récoltes (fig. 17 et 18) et les six autres (janvier, février, mars, avril, octobre, novembre) aux périodes de transition (fig. 19 et 20), construisant ses dessins différemment selon le moment de l’année. Pour les périodes de transition, la nature occupe la majorité de l’espace iconographique : les individus sont excentrés (février, mars), éloignés (janvier, février, mars, avril) ou insérés au sein même de la nature (octobre, novembre). Leurs actions sont extrêmement limitées et relèvent de la surveillance et de la protection, exception faite du voleur du mois d’avril. À l’inverse, pour les semailles et les récoltes, l’homme occupe le premier plan et même la majorité de l’espace iconographique car il est alors protagoniste (fig. 17 et 18). Chez le chroniqueur, l’omniprésence de la nature et plus précisément de l’agriculture est révélatrice d’un mode de pensée non européen : le second calendrier de la Nueva corónica ne tourne pas autour de l’homme mais autour du cycle agricole qui, d’un point de vue iconographique, n’est jamais rompu. L’homme, quant à lui, est tantôt protagoniste (périodes de semis et de récoltes), tantôt simple adjuvant (périodes de transition). Pour le groupe 2, le constat est analogue : sur trois dessins, qui constituent le groupe C (fig. 19), les plantes grandissent (octobre, novembre, janvier). La représentation du champ est identique : on y observe distinctement les canaux d’irrigation qui forment des parallélépipèdes ainsi que les jeunes pousses. Sur les trois autres images du groupe 2, qui forment le sous-groupe D (fig. 20), les plantes ont grandi et ce sont les céréales qui mûrissent (février, mars, avril). Là encore, la construction des images est identique : on voit un individu à la droite du lecteur, à l’arrière-plan, un individu excentré au premier plan ainsi que des animaux, alors que les canaux d’irrigation ne sont plus visibles en raison de la taille des maïs.
Or, on retrouve dans cette répartition les trois principes andins fondamentaux qui régissent le système de ceques selon Tom Zuidema. La ville de Cuzco, de même que l’Empire, était divisée en deux parties : le Hanan (haut) et le Hurin (bas). À son tour, chaque partie était subdivisée en deux quartiers : le Chinchaysuyu au Nord, le Collasuyu au Sud, l’Antisuyu à l’Est et le Cuntisuyu à l’Ouest. Chacun de ces quatre quartiers était à son tour divisé en trois sections appelées Collana, Payan et Cayao et chacune de ces sections contenait trois ceques. On trouve donc en premier lieu le principe du dualisme (Hanan / Hurin), en second lieu celui de quadripartition (Chinchaysuyu, Antisuyu, Collasuyu, Cuntisuyu) et enfin celui de tripartition (Collana, Payan, Cayao).
Il est totalement impossible de savoir si ces principes ont été appliqués volontairement ou non par Guaman Poma, mais il est évident que les dessins du second calendrier obéissent à une logique andine. La pomme de terre constituait la base de l’alimentation des hautes terres, même dans les vallées. Le maïs n’était un aliment quotidien que pour la classe supérieure, le commun de la population en consommant surtout sous forme de bière, dans des circonstances festives ou rituelles.[44] Pour Favre : il est […] possible que dans de nombreuses régions des hautes terres, la culture du maïs ait tendu pendant longtemps et de façon peut-être exclusive à subvenir aux besoins rituels comme l’élaboration de la bière (ashwa) qui était consommée à l’occasion des fêtes, ou la préparation de la farine (sanku) qui entrait dans la composition des offrandes et des sacrifices. Mais elle fut stimulée par les Incas afin de faire face aux nécessités croissantes de leur État […]. L’accroissement de la production de maïs alla de pair avec l’expansion de l’Empire et l’édification de la structure étatique. Cependant, […] il n’eut guère d’incidence sur les habitudes alimentaires du paysan qui demeura toujours un papamikuq, un ‘mangeur de tubercules’.[45] Le maïs était donc associé à l’aristocratie et avait une grande valeur cérémonielle. Il était l’aliment rituel des Incas, alors que la pomme de terre était essentiellement un produit de grande consommation. Chez Guaman Poma, la prédominance de la céréale nous permet de dire que le chroniqueur privilégie la tradition inca, revendiquant par là même cette culture et cette identité. Rappelons au passage que, du point de vue des Espagnols, le maïs était perçu comme un aliment réservé aux animaux et aux Indiens. En dépit de cela et de l’introduction du blé, des bovins et des chevaux en Amérique, le maïs reste la denrée prédominante du second calendrier de la Nueva corónica. Par le biais de cette céréale, c’est donc la culture andine, et plus précisément la culture inca, qui domine ce calendrier. Du rapport entre dieu et la pachamama Il convient à présent de comparer les deux calendriers de Guaman Poma entre eux. À première vue, ils sont radicalement opposés car les textes et les dessins du premier évoquent les rites incas à l’époque préhispanique tandis que les textes et les dessins du second décrivent le cycle agricole à l’époque coloniale. L’autre différence évidente, du point de vue iconographique, concerne les personnages : dans le calendrier dit « inca », la grande majorité appartient à la catégorie des orejones, c’est-à-dire des membres de l’aristocratie inca (fig. 21), que l’on distinguait grâce à leurs ornements auriculaires.[46] Le titre du chapitre mentionne d’ailleurs les Incas, non les Indiens : « Capítulo primero de los años, meses de los Ingas, meses y años y domingos que contaban los Ingas en este reino ».[47] On peut donc parler d’un calendrier aristocratique. À l’inverse, dans le calendrier dit « colonial », on observe presque uniquement des Indiens du commun,[48] ce qui nous autorise à parler d’un calendrier plébéien. Dans le texte comme dans les images, Guaman Poma associe les Incas du premier calendrier aux rites idolâtres, alors que les Indiens du second se caractérisent par leur absence de pratique idolâtre et par leur rapport à la terre. Toutefois, si l’on tient compte du fait que la religion inca était indissociable de la nature, on peut donc envisager ces deux calendriers non comme décalés dans le temps, qui correspondraient à des époques différentes, mais comme des calendriers parallèles : c’est comme si les rites accomplis dans le premier par les aristocrates permettaient aux Indiens du commun de mener à bien le cycle agricole dans le second. Dans les deux cas, Guaman Poma représente l’homme au service de la nature, soit par le biais des rites, soit par celui du travail de la terre. Les illustrations du second calendrier ont cela de particulier qu’elles sont, d’une certaine façon, atemporelles. Elles pourraient parfaitement correspondre à l’époque préhispanique car Guaman Poma n’inclut aucune des transformations liées aux Espagnols comme le cheval, le blé, le vin, etc. Il ne représente même pas les perturbations dont ils sont responsables et qu’il dénonce sans équivoque dans le texte : así digo que han de tener esta dicha orden los dichos padres de las doctrinas y corregidores, porque con sus tratos los susodichos les estroban a los pobres, lo cual no lo sabe su Majestad, y los estorba los dichos padres, de ello se ausentan y se salen los dichos indios de sus pueblos porque no tiene que comer […] y le quita sus haciendas a los indios y a las indias, y les azota con color de la doctrina y de misa y manda que no falte uno ni ninguno los días de miércoles y viernes, domingo, fiestas grandes y pascuas del año.[49] On peut donc envisager le second calendrier comme une version « désacralisée » du premier, dans laquelle l’homme se contenterait de travailler la terre, indépendamment de toute activité rituelle ou de toute conception religieuse. Cette remarque perd pourtant toute pertinence lorsque Guaman Poma écrit que tiene criado Dios la gran fuerza del río y enfermedades, y pájaros, animales, y quiere Dios que le sirvamos a su Majestad el Rey porque defiende a Nuestra Santa fe Católica de la Santa Madre Iglesia romana, adonde creemos; con la comida se sirve a Dios y a su Majestad y adoramos a Dios con ella, sin la comida no hay hombre ni fuerza.[50] On peut interpréter cette phrase de deux façons. Premièrement, si nous prenons le texte au premier degré, nous comprenons que sans nourriture, il n’y a pas d’homme, et sans homme, Dieu et le roi n’ont plus de serviteurs. Deuxièmement, un autre niveau de lecture qui apparaît dès que nous prenons en compte le fait que, dans la cosmologie andine, le concept de dieu et celui de nature ne font qu’un. Dans le calendrier inca, les produits de la nature servent à accomplir les rites ; ces derniers permettent de servir le divin ; cette divinité est indissociable de la nature. Schématiquement, nous pourrions représenter cela de la façon suivante : Dans le second calendrier, la dimension rituelle est totalement absente, mais pas les deux autres concepts qui, désormais, se dissocient mais restent intimement liés entre eux. Le schéma pourrait être le suivant : Si dieu et la nature se confondent dans le calendrier inca, ils se dissocient dans le second calendrier afin d’intégrer le dieu chrétien, sans pour autant perdre le lien qui les unit. Guaman Poma efface ainsi toute trace d’idolâtrie ostentatoire, mais le lien fondamental entre le concept de dieu et celui de nature reste le même. Pour clore ce chapitre, nous souhaiterions revenir sur l’appellation du second calendrier. Traditionnellement, les chercheurs parlent du « calendrier colonial », par opposition au « calendrier inca ». Or, d’un point de vue iconographique, il n’a de colonial que le nom. Certes Guaman Poma intègre la présence espagnole dans le texte, mais il ne la représente jamais. L’auteur est également contradictoire dans la mesure où il n’a de cesse de reprocher aux Espagnols l’impossibilité dans laquelle sont les Indiens de cultiver la terre, alors qu’il représente un cycle agricole « idéal ». ∗ Sources iconographiques :
Notas [1]. V. Cox, Guaman Poma de Ayala : entre los conceptos andino y europeo de tiempo, Cuzco, Centro de Estudios Regionales Andinos Bartolomé de las Casas – CBC, 2002, p. 39, reprenant les propos de A. Lecoy de La Marche, Les manuscrits et la miniature, Paris, Maison Quantin, 1884. [2]. Dans l’ancien calendrier romain, l’année ne commençait pas en janvier mais en mars. C’est pour cette raison que septembre, octobre, novembre et décembre sont étymologiquement les septième, huitième, neuvième et dixième mois de l’année. [3]. R. Zamorano, Cronologia y reportorio de la razon de los tiempos, Séville, 1585, en la Imprenta de Andrea Pescioni y Iuan de Leon (Biblioteca Virtual de Andalucía, 8-159), p. 140r. [4]. Cox, op. cit., p. 141. [5]. Ibid., p. 142. [6]. Ibid., p. 43. [7]. Zamorano, op. cit., p. 136v. [8]. Cox, op. cit., p. 62. [9]. Zamorano, op. cit., p. 136v. [10]. Zamorano cité par Cox, op. cit., p. 140. [11]. F. V. de Tornamira, Chronographia y Repertorio de los tiempos, a lo moderno, Pampelune, 1585, Thomas Porràlis de Sauoya (Biblioteca Virtual de Andalucía, 19-7), p. 319. [12]. Cox, op. cit., p. 112. [13]. A. de Li, Repertorio de los tiempos, Saragosse, 1492, Pablo Hurus, p. diiiv. [14]. Cox, op. cit., pp. 133-134. [15]. Ibid., p. 144. [16]. C. Itier, Les incas, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. [103]. [17]. Cox, op. cit., p. 29. [18]. Itier, op. cit., p. 112. [19]. Ibid., pp. 121-123. [20]. T. Zuidema, El calendario inca : tiempo y espacio en la organización ritual del Cuzco, la idea del pasado, Lima, 2010, Fondo editorial del Congreso del Perú, Fondo editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú, Prologue de Juan Ossio, p. xxii. [21]. N. Wachtel, « Structuralisme et histoire : à propos de l’organisation sociale de Cuzco », Annales, Économies, Sociétés, Civilisations (Paris) 21 (1), 1966, pp. 71-94. [22]. Itier, op. cit., p. [103]. [23]. Ibid., p. 104 et H. Favre, Les Incas, Paris, PUF (coll. « que sais-je ? »), 2011 [1ère éd. 1972], p. 89. [24]. T. Zuidema, « Catachillay. The role of the Pleyades and of the Southern Cross and B Centauri in the calendar of the Incas », in A. F. Aveni et G. Urton (éds.), Ethoastronomy and archaeoastronomy in the American tropics, New York, Annals of the N. Y. Academy of Sciences, pp. 204-207, cite parCox, op. cit, p. 22. [25]. P. Gaillard, « La danse des chukchu : danse, maladie et dévotion dans les Andes sud-péruviennes », Ateliers (25), 2003, p. [75]. [26]. Itier, op. cit., p. 127. [27]. Zuidema, op. cit., 2010, prologue de Gary Urton, p. xxviii. [28]. Itier, op. cit., p. 107. [29]. N. Wachtel, « Pensée sauvage et acculturation : l’espace et le temps chez Felipe Guaman Poma de Ayala et l’Inca Garcilaso de la Vega », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations (Paris) 26 (3-4), mai-août 1971, p. 801. [30]. D. González Holguín, Vocabulario de la lengua general de todo el Perú llamada lengua qquichua o del inca, Lima, Editorial de la Universidad Nacional Mayor de San Marcos, 1989, p. 268. [31]. Zuidema, op. cit., 2010, prologue de G. Urton, p. xxvii. [32]. Ibid., p. lv. [33]. M. S. Ziólkowski, « Las fiestas del calendario inca : primera parte », Etnologia polona 13, 1987, p. 184. [34]. Zuidema, op. cit., 2010, prologue de Juan Ossio, p. xxv. [35]. P. Bourdieu, The logic of practice, traduction de Richard Nice, Californie, Stanford University Press, 1990, pp. 233-244, cité par Cox, op. cit., p. 89. [36]. Ibid., p. 108. [37]. Itier, op. cit., p. 114-115. [38]. N. Wachtel, op. cit. [39]. F. Guaman Poma de Ayala, Nueva corónica y buen gobierno, Paris, Institut d’ethnologie, 1989 [1ère éd. 1936]. [40]. Itier, op. cit., p. 105. [41]. Cox, op. cit., p. 158, p.162. [42]. Favre, op. cit., p. 38. [43]. Ibid., p. 39. [44]. Itier, op. cit., p. 85. [45]. Favre, op. cit., p. 40. [46]. La seule exception est l’illustration du mois de novembre, dans laquelle deux Indiens portent une momie. Néanmoins, les nombreux ornements de cette momie portent à croire qu’il s’agit là encore d’un membre de l’aristocratie. [47]. Guaman Poma, op. cit., p. 235. [48]. La seule exception est l’illustration du mois d’août, sur laquelle nous reviendrons. [49]. Guaman Poma, op. cit., p. 1130. [50]. Loc. cit. |