La critique génétique et l'œuvre de Manuel González Prada

Isabelle Tauzin

____________________________  

♦ 1. La récriture de "Propaganda i ataque"
♦ 2. Citations anciennes et nouvelles influences dans "Notas acerca del idioma"





Table des matières





















Haut de page











Haut de page


Haut de page


Haut de page
Haut de page







Manuel González Prada est un écrivain aussi connu sur le continent latino-américain que son contemporain, le Cubain José Martí. Auteur d’un recueil d’essais intitulé Pájinas libres [sic] publié en 1894 à Paris, le penseur péruvien n’était pas satisfait de cette publication. En vue d’une seconde édition, il modifia la plupart des textes et laissa à ses héritiers un volume de l’édition française rempli d’annotations et de feuillets manuscrits (1).

Ce livre a servi à Luis Alberto Sánchez pour l’édition définitive de Pájinas Libres de 1946, à laquelle renverront les citations (2). J’ai eu l’occasion de le consulter à la Bibliothèque Nationale du Pérou en préparant l’édition Archivos à partir des textes originels. Le volume dont j’ai assuré la coordination renouvelle entièrement la lecture de Prada en offrant une organisation chronologique des textes sélectionnés et en proposant souvent, avec l’indication des variantes, la première version des essais parus dans la presse qui n’avaient pas été retrouvés jusqu’alors.

Pour cette journée d’étude consacrée aux filiations textuelles sous la direction de Jean-Philippe Husson, je me propose d’analyser deux textes considérablement remaniés par Manuel Gonzalez Prada : il s’agit des articles intitulés « Propaganda i ataque » et « Notas acerca del idioma ». Deux autres textes ont subi d’innombrables corrections : ce sont « Libertad d’escribir » et « Instrucción laica » inclus dans l’édition d’Archivos (3).


1. La récriture de « Propaganda i ataque »

Entre la version de 1894 et le texte posthume, le lecteur pressé n’observe pas de changements dans « Propaganda i ataque ». La structure générale n’a pas été modifiée : l’essai est toujours divisé en quatre parties ; seul le décompte des paragraphes révèle un plus grand développement de l’ensemble. Tandis que  la première partie passe de 13 à 20 paragraphes et les parties centrales (II et III) conservent l’équilibre précédent, en revanche, la dernière partie a été réduite de moitié.

Dans la première partie, on observe immédiatement une plus grande sensibilité à l’engagement littéraire grâce à l’interpolation de plusieurs paragraphes ; l’idée sur laquelle Prada insiste dès le début, c’est que l’écrivain a un devoir : « abrir los ojos de las muchedumbres y aleccionarlas ». Il doit aussi faire face aux manœuvres du pouvoir et se distinguer des politiciens timorés. Prada dénonce longuement la résignation prêchée par le christianisme. Il le fait dans des paragraphes qui sont transposés de la troisième partie et augmentés, de sorte que, dès le début, la seconde version de « Propaganda i ataque » met en évidence la priorité accordée à l'engagement populaire (« el compromiso por el pueblo ») ; devenu anarchiste, l’auteur prophétise maintenant « el gran movimiento de liquidación social ».

La deuxième partie de l’essai est identique à la version de 1894, à l’exception d’un mystérieux paragraphe, le neuvième consacré à la guerre du Pacifique et qui ne figure absolument pas dans le manuscrit corrigé par l’auteur. Ce paragraphe a été inclus en 1946 par Luis Alberto Sánchez sans qu’apparaisse aucun lien avec le thème principal, la dépendance de la littérature vis-à-vis des mécènes (« Somos los hermanos mendicantes de la literatura… »).

La quatrième partie de « Propaganda i ataque » a été abrégée et a subi une refonte complète. Les paragraphes légitimant les atteintes à la vie privée des hommes publics, avec des références à Larra et à Molière, ont été intégrés à un autre article intitulé « Libertad d’escribir », qui condamne la censure au théâtre et est entièrement récrit. Dans la nouvelle version de « Propaganda i ataque » apparaissent des allusions à la politique péruvienne qui nous permettent de situer ces corrections dans les années 1895-1899, l’époque où Nicolas de Piérola a dirigé le Pérou après avoir renversé le général Cáceres (4). La deuxième partie remaniée englobe aussi des paragraphes tirés de la troisième partie consacrés à définir la propagande et elle s’achève sur une citation du philosophe français Ernest Havet, à présent sans indication du nom de l’auteur (5). Ainsi, à l’inverse de l’édition de 1894 dont la clausule manquait de vigueur et donnait une impression d’inachèvement, « Propaganda i ataque » ouvre aux lecteurs un horizon d’espérance.

La récriture révèle un changement radical de but. La propagande, objectif fondamental en 1894, passe au deuxième plan, car la priorité doit être donnée à l’attaque. Tel est le sujet de la troisième partie de la version définitive de « Propaganda i ataque ». Prada ne s’adresse plus seulement à l’« écrivain national » mais à tous les écrivains. L’attaque se concentre sur le caporalisme que souligne notre auteur par la majuscule et le recours aux italiques pour censurer « la tyrannie des militaires ». Il valorise en outre l’Indien, en lui consacrant plusieurs lignes au lieu d’une simple mention. L’Indien est à présent sacralisé par l’emploi de la majuscule tandis que son exploitation inhumaine est condamnée par une série d’antithèses. Les symboles et les images envahissent le texte en lui donnant une plus grande efficacité que ne le ferait une dénonciation dans l’abstraction (6). Prada blâme l’opportunisme de la jeunesse et est implacable contre la bureaucratie ou « empleomanía », véritable tare qui affecte toute la société péruvienne (7).

Une référence à la poésie anglaise fermait la troisième partie en 1894 ; l’essai prend maintenant une autre direction grâce à quatre nouveaux paragraphes sur le rôle de l’écrivain. Par le biais d’une série de questions rhétoriques, Prada rejette la tentation du désengagement qui empêcherait de « collaborer à une œuvre de régénération sociale » (1946, p. 166). Un tel refus est renforcé par des images qui se répondent (8). Dorénavant, Victor Hugo et Ernest Renan, modèles de l’écrivain péruvien (9), sont remplacés par Emile Zola longuement cité (10). Le discours pradien se radicalise aussi dans différentes affirmations (« el escritor defiende al oprimido contra el opresor », 1946, p. 166). En réaction à la politique opportuniste fondée sur le calcul et le profit individuel c’est « une voix d’humanité et de justice » qui doit s’exprimer. L’horizon de l’auteur de « Propaganda i ataque » est élargi car le devoir des écrivains consiste à « s’opposer à l’avilissement des peuples (11) ». Même l’argument de la raison d’État est réfuté car elle correspond,  au fond, à une forme déguisée de domination. La troisième partie de l’essai pradien s’achève sur une fervente proclamation libertaire condamnant avec des accents proudhoniens « le Grand Fétiche qu’est l’État » : « En compendio : el escritor debe inferirse en la política para desacreditarla, disolverla i destruirla » (1946, p. 167).

L’influence des écrits anarchistes est détectable dans l’emploi de plusieurs procédés stylistiques présents dans cette deuxième version de « Propaganda i ataque » comme les majuscules qui sacralisent ou condamnent (« Caporalismo », « Indio », « Dios-Estado », « Dios-Iglesia », etc). De nouvelles images d’inspiration naturaliste blessent la sensibilité du lecteur (12) et sont complétées par d’autres constructions métaphoriques assimilant la politique à une bataille rangée. Dorénavant, l’écrivain engagé ne sera plus un mage mais une « vigie » (« una vijía que desde una eminencia sigue las evoluciones de los ejércitos » (1946, p. 167) ; tel un phare dans la nuit, il doit éclairer les autres et non pas rester dans l’obscurité anéanti par des discussions stériles (« iluminar [las discusiones políticas…] y no quedar oscurecido y anulado en ellas », 1946, p. 166). Les paragraphes ajoutés après 1894 confirment une antinomie : écrire et faire partie de l’establishment, être auteur et homme politique sont des termes incompatibles comme le manifestent une infinité d’expressions antithétiques redondantes. L’engagement de Prada cesse d’être un engagement politique pour devenir un engagement social, un changement d’adjectif fondamental, qui renvoie au mouvement libertaire promouvant la Révolution Sociale.

La violence de « Propaganda i ataque » traduit la force des nouvelles certitudes ; déjà en 1887-1888, Prada prétendait transformer le Cercle Littéraire de Lima en « parti radical de la littérature » proclamant avec un nihilisme inspiré de Schopenhauer : « ¡ poco importa la ruina de la Tierra, si por sus soledades silenciosas y muertas sigue retumbando eternamente el eco de la verdad ! » (13)

Quelques dix ans plus tard, l’éloignement du Pérou et l’expérience européenne marquée par la lecture des anarchistes français et russes, la rencontre avec les républicains espagnols, le contexte de la « propagande par le fait » avec les attentats de 1893, l’ont conduit à une telle radicalisation que le retour au Pérou ne peut avoir la forme d’heureuses retrouvailles mais d’un désaccord absolu. Ces divergences apparaissent lors de la première intervention de Prada sur le sol natal en 1898, lorsqu’il présente une conférence intitulée « Los partidos y la Unión Nacional », conférence agressive et directe, censurée par le gouvernement de Piérola et reprise en 1908 dans le second recueil d’essais pradiens, Horas de Lucha.

2. Citations anciennes et nouvelles influences dans « Notas acerca del idioma »

« Notas acerca del idioma » est le texte le plus corrigé de Pájinas Libres. Cet essai de linguistique est deux fois plus long dans sa deuxième version du fait d’ajouts portés à l’encre et au crayon, sous forme de collages ou de feuilles volantes, d’annotations dans les marges droite et gauche, en haut et en bas de page. La structure générale de « Notas acerca del idioma » n’a pas subi d’altérations majeures ; en revanche, l’on observera que des modifications apparaissent en particulier dans l’intertexte, références et citations révélatrices de l’évolution et des investigations de l’écrivain.

La même phrase de Lamartine ouvre le texte de 1894 et la version posthume : « Al escritor le cumple transformarse e inclinarse a fin de poner la verdad al alcance de la muchedumbre : inclinarse así, no es rebajar el talento, es humanizarle » (mns. 234). C’est avec une singulière insistance que Prada expose son credo laïque ; comme dans « Propaganda i ataque », il affirme que le sens de sa vocation d’écrivain est la médiation entre le peuple et la réalité, la vulgarisation des connaissances au lieu de la solitude loin des foules. Définir la mission des écrivains est une inquiétude constante dans « Notas acerca del idioma » qui propose à la fois une réflexion linguistique et poétique.

Voltaire est une autre grande figure indiscutable, révérée à la fin de la première partie de « Notas acerca del idioma » ; les noms de Luther et de Descartes ont été ajoutés dans un deuxième temps (« Lutero, tan demoledor de papas como rejenerador del idioma alemán » ; « Descartes que proyectaba redactar libros de Filosofía »). Une partie de cet ajout au crayon, en bas de page, est illisible (14).

Cependant, une citation est facilement déchiffrable, peut-être parce que Prada s’est appliqué au moment de transcrire cette phrase de Brunetière (15) ; la date qui apparaît juste après « 1er décembre 1901 » permet en outre d’établir que l’écrivain péruvien travaillait encore « Notas acerca del idioma » au début du XXe siècle.

Prada renonce à changer le y en i ; après avoir cité des vulgarisateurs français contemporains (16), dans un deuxième temps, les noms de ces auteurs ont été rayés, probablement parce qu’ils ne signifiaient rien pour les lecteurs péruviens. Au même souci de simplification correspond le remplacement du g par le j (« privilejiados », « Virjilio »).

Un feuillet ligné est intercalé sans avoir été collé, reproduisant une phrase de Jules Clarétie (17). La place de cette copie est incertaine, elle peut avoir été déplacée par Luis Alberto Sánchez, d’autant plus qu’elle joue le rôle de note annexe ou de citation comme tant d’autres paragraphes réunis post mortem dans El Tonel de Diógenes. Dans cette demi-page déchirée, il est curieux de constater l’application de l’écriture et la perfection de l’accentuation, avec à peine un gommage pour effacer une vulgarité tandis que le texte recopié du français inclut un mot aussi spécialisé que « prote » et présente à peine deux solécismes (« corrigeat », « public »). Le copiste est-il Manuel González Prada ? Plus vraisemblablement il s’agit de la Française Adrienne de González Prada qui a raconté dans Mi Manuel le rôle de secrétaire qu’elle tenait auprès de son mari. La citation coïncide parfaitement avec le sujet de la deuxième partie de « Notas acerca del idioma », consacrée à l’invasion des gallicismes et à la nécessité d’une adaptation constante de la langue. L’académicien Jules Clarétie, figure du monde des lettres dans le Paris des années 1890, cite ici un autre académicien, le positiviste Victor Cousin revendiquant dans un dialogue imaginaire avec un correcteur d’épreuves le libre choix d’un mot même s’il ne figure pas dans le dictionnaire de l’Académie.

Dans la troisième partie du manuscrit de « Notas acerca del idioma » se trouve un bout de papier avec une citation de Menéndez Pelayo (18) de 1883. Copier une citation n’est pas un geste banal ; cela suppose un sentiment de connivence, une identification avec la pensée d’autrui. Le goût de Prada pour Heine déjà visible dans la conférence inaugurale de l’Athénée de Lima où le penseur énumérait les différentes traductions du poète allemand (19), se manifeste à nouveau dans cette citation. Prada pose ainsi le problème de la traduction et affirme l’obligation de la fidélité au texte originel au-delà de considérations imposées par la langue de réception.

Le Péruvien développe l’idée d’une poésie intimiste vouée aux charmes de la vie domestique sans tomber dans le prosaïsme inesthétique qui caractérise les imitateurs hispano-américains du recueil de Victor Hugo L’art d’être grand-père (1877). L'écriture est assurée même si quelques corrections sont apportées entre les lignes, à l’encre ou au crayon et une phrase ajoutée dans la marge de gauche (20). Le revers de ce feuillet porte une mention au crayon, probable commentaire (21) de l’écrivain relisant son texte.

Les fragments interpolés, les ajouts en marge et en bas de page montrent la réflexion permanente de Prada sur « Notas acerca del idioma ». La comparaison des deux versions offre une sorte de dialogue de l’écrivain avec lui-même, confronté à de nouvelles lectures et expériences.

L’article s’achève sur une référence à Montaigne, amoureux du parler simple (« un hablar simple i sencillo, tal en el papel como en la boca, un hablar suculento, corto i nervudo, no tanto delicado i peinado como vehemente i brusco », mns. 243). L’auteur de Pájinas Libres s’identifie à l’essayiste français en ajoutant : « Hoi le gustaría un hablar moderno » (mns. 243) ; au crayon, il griffonne  dans la marge de gauche : « un hablar humano y del siglo XIX, como el suyo fue un hablar francés y del siglo XVI ».  Prada condamne en même temps les archaïsmes et les auteurs archaïsants aux formulations désuètes (« maguer », « aina mais », « cabe el arroyo i no embargante »).

« Notas acerca del  idioma » se conclut par un éloge de l’espagnol idéal : la langue du futur adaptée aux temps nouveaux, à la fois féconde et audacieuse, concrète et ouverte au progrès, en deux mots, moderne et démocratique. Mais est-ce vraiment la fin de l’essai pradien? Une annotation illisible suit cette prévision ; toute la page est barrée et reproduite sans rature avec à peine deux corrections de style (22) sur un ultime feuillet déchiré. La confusion du manuscrit rend incertaine la clausule de « Notas acerca del idioma ».

Bienheureusement, nous n’avons pas que des hésitations dans ce déchiffrage. Au sommet du panthéon pradien, survivant à toutes les modes littéraires demeure Cervantes, cité quatre fois tandis que des auteurs comme Góngora et Quevedo sont les cibles de critiques acerbes.

Le linguiste français Arsène Darmesteter (1846-1888), fondateur de la lexicologie moderne, est aussi évoqué dans les deux versions quoique la phrase que Prada extrait de La vie des mots (1887) soit déplacée d’un texte à l’autre. Sa permanence démontre l’adhésion à cette affirmation : « La lengua sigue su curso, indiferente a quejas de gramáticos i lamentaciones de puristas » (mns. 238). En s’appuyant sur une autorité scientifique, Prada étaie sa conception de l’histoire des langues comparable au cycle évolutionniste des  êtres animés.

D’une version à l’autre disparaissent certaines références. C’est le cas de tout un paragraphe condamnant l’abus des calembours et s’achevant sur une citation de Victor Hugo qui synthétisait la vacuité des contrepèteries. Le caractère scatologique de cette phrase explique que Prada l’ait d’abord insérée en français avant de l’éliminer de son manuscrit (23).

Le nom de Saint-René Taillandier en bas de page est aussi supprimé même si Prada conserve la phrase de cet auteur : « [Las coqueterías i amaneramientos de lenguaje] no cuadran con los espíritus serios que se arrojan valerosamente a las luchas morales de su siglo. »

Cette suppression s’explique par le rôle secondaire de Saint-René Taillandier (1817-1879), tandis que l’auteur péruvien valorise dorénavant l’œuvre du linguiste Michel Bréal (1832-1915), auteur de deux ouvrages sur les langues vivantes et les langues anciennes ainsi que de Mélanges de mythologie et de linguistique (1878) cité dans une note manuscrite.

Bréal, Flammarion et Jules Verne symbolisent pour Prada la diffusion des dernières découvertes scientifiques, en continuateurs de Virgile (24). Une citation manuscrite est interpolée (25) définissant à nouveau l’écrivain modèle comme un homme qui s’exprime peu et laisse une grande part de liberté au lecteur.

Les variantes dans les citations et les sources sont facilement repérables en dépit du désordre apparent de la récriture ; c’est ainsi qu’une référence à Ernest Renan est éliminée sans que soit supprimée la phrase correspondante (26). Le nom de Louis Ménard manuscrit est barré probablement parce que Prada ne coïncide pas avec le philosophe français à la fois partisan de simplifier l’orthographe et convaincu que rien ne peut remplacer le grec et le latin (« nuestras lenguas decrépitas son jergas de bárbaros en comparación del griego y el latín » (27)).

Le nom d’André Lefèvre (1834-1904) est ajouté ; il s’agit du fondateur des revues La Libre Pensée et La Pensée Nouvelle, qui rejette les croyances religieuses dans cette citation recopiée par Prada à la main : « de las mil i mil confusiones, acarreadas por espresiones análogas, nacieron todas las leyendas de la divina traji-comedia. La Mitolojía es un dialecto, un’antigua forma, una enfermedad del lenguaje. » (28)

Le nom de Royer-Collard est inséré pour dénoncer le conservatisme et les pressions exercées sur l’Académie française par des déclarations  tonitruantes (« Si esa palabra entra, salgo yo (29) »). Toutes ces modifications révèlent le soin avec lequel Prada lisait les érudits français et notaient les phrases qui l’intéressaient pour étayer son argumentation.

Après avoir rejeté la tentation de l’hermétisme dans la première partie de « Notas acerca del idioma », dans la deuxième, il s’inquiète du sort de l’espagnol, harcelé par les autres langues européennes. Ce sont les paragraphes les plus discutables de l’essai car même si un long ajout manuscrit (30) insiste sur la nécessité de rajeunir la langue grâce aux apports des sciences, aux nouvelles modes comme le sport et le vélocipède, aux néologismes de la presse et à la langue populaire, ces mêmes lignes rejettent l’attachement aux langues anciennes et réfutent l’émergence des littératures catalane, provençale et flamande (31). Le quechua n’est même pas nommé alors que Prada recevait souvent à Lima la visite de Gavino Pacheco Zegarra, qui consacra sa vie à la reconnaissance de cette langue (32). L’idéal internationaliste de Prada aurait sans doute aussi peu favorisé le quechua que l’espagnol car l’écrivain souligne l’intérêt d’une unité linguistique (33) contre « le mesquin esprit de nationalité » (1894, p. 239), alors que « nos croyances se limitent bien souvent au fétichisme des mots » (1894, p. 240), formules iconoclastes déjà présentes dans la première version de « Notas acerca del idioma ».

Au lieu de la confusion héritée de Babel apparaîtrait une nouvelle langue née des influences mutuelles (« infiltraciones recíprocas ») et si bien purifiée de l’héritage religieux et juridique que l’on se comprendrait dans toute l'Europe (« lo hablado en Madrid fuera entendido en Londres, Berlín, París i Roma », 1894, 238). Les langues néo-latines ont besoin d’être expurgées, à l’exception du français régénéré par Descartes et Voltaire (« encierra para el católico impiedad i Revolución, Enciclopedia i Derechos del hombre », mns. 314). L’allemand de Luther, l’anglais de Darwin et de Stuart Mill menacent aussi l’espagnol et condamnent le latin (« el dogma no cabe en las lenguas vivas ; a lo muerto, lo invariable, a la momia, el sarcófago de piedra », mns. 314). Cette image antithétique ajoutée à la main couronne la deuxième partie de l’essai après que l’écrivain eut collé un feuillet notant les bienfaits des voyages à l’étranger (34).

La troisième partie de « Notas acerca del idioma » commence par une apologie de l’espagnol tout à fait inattendue après ce véritable réquisitoire. Prada exhume les trésors du Siècle d’Or et célèbre dans la deuxième version de son essai les innovations d’Herrera, de Garcilaso, de Luis de León, et de bien d’autres auteurs (35). Il insiste sur l’originalité des historiens (Melo, Mariana, Mendoza et Moncada) en opposant leurs œuvres aux mauvais prosateurs et imitateurs (36). Une telle condamnation des artifices et de la verbosité s’inscrit dans une logique intellectuelle, le rejet de la littérature de la nostalgie, tournée vers le passé et dont le meilleur représentant était Ricardo Palma, visé très probablement par une phrase allusive (« el peor enemigo de la literatura s’encierra en el diccionario »).

Il est parfois difficile de ne pas tomber dans le défaut d’autrui ; après avoir condamné son rival, Prada rature une phrase trop prosaïque (37). Le vœu d’un renouveau de la langue grâce au génie populaire ne se confond pas chez lui avec la vulgarité, écartée des essais théoriques mais qui sera très présente dans les Letrillas publiées post mortem. Fin styliste, le philologue péruvien veille inlassablement à la perfection de son texte et effacera jalousement toutes les impropriétés et maladresses.

L’analyse des deux versions de « Notas acerca del idioma » met en évidence la façon dont González Prada a actualisé l’appareil des citations, accordant une place particulière aux auteurs français et faisant montre d’une francophilie jamais démentie.

Cet attachement aux sources françaises permet d’établir une différence avec le premier González Prada, traducteur d’innombrables ballades germaniques (38) et auteur d’un hommage fervent à Heinrich Heine. C’est que l’écriture de Manuel González Prada ne se sclérose pas ; elle est en constante évolution comme la langue, comme la vie même.

« Notas acerca del idioma », comme le suggère le titre, dévoile une recherche en devenir. C’est une réflexion sans fin sur l'avenir de la langue, l’espagnol, et aussi sur le rôle des écrivains.

* * *

L’analyse du volume de la Bibliothèque Nationale démontre le soin avec lequel Prada recopiait ses essais avant de détruire ses brouillons. L’intransigeant idéologue s’humanise dans ses papiers collés, ses citations en attente d’une inscription dans le Texte. Il ne se lasse jamais d’écrire et de se corriger comme le prouvent les annotations ajoutées à l’occasion d’une deuxième, d’une troisième, d’une quatrième lecture. En outre, Prada garde en mémoire ses écrits successifs de sorte qu’ils se font écho et se répondent.

Je me suis intéressée ici exclusivement aux modifications les plus importantes du point de vue conceptuel, mais il faudrait analyser aussi toutes les corrections stylistiques comme la suppression dès la première ligne de « Notas acerca del idioma » des articles définis (39).

La physique des matériaux et l’informatique permettent désormais de dater les écrits, d’étudier le graphisme, l’origine du papier, les différentes encres. Tout cela permet d’imaginer un travail exaltant mais l’on peut craindre que cette ambition scientifique ne soit pas réalisable du fait des moyens précaires dont jouit la Bibliothèque Nationale du Pérou et des obstacles toujours plus nombreux pour avoir accès au manuscrit laissé par Prada, directeur de cette institution jusqu’à sa mort en 1918.



Notas


(1). En 1894, Manuel González Prada (qui signait ses livres Manuel G. Prada) hésita entre « Refundiciones » et « Pájinas libres » avant de choisir ce dernier titre plutôt que de mettre l'accent sur les corrections apportées à des articles qui avaient enflammé les esprits après la guerre contre le Chili (1879-1883).

(2). Les citations avec la mention 1946 correspondent à l’édition PTCM de Lima ; l'indication "mns" renvoie au manuscrit de Manuel González Prada conservé par la Bibliothèque Nationale du Pérou.

(3). La présente contribution est une refonte de deux communications présentées dans le cadre des travaux du groupe de recherches bordelais EA3656 Ameriber-Ersal.

(4). « ¿ Qué vale más : habitar en una autocracia rejida por un Marco Aurelio o en una república gobernada por un Cáceres o un Piérola ? » (1946, p. 168).

(5). Après cette citation qui fait office de conclusion, la date de 1888 a été supprimée du manuscrit de la Bibliothèque Nationale, contrairement à sa mention maintenue par Sánchez dans l’édition de 1946.

(6). « El substratum nacional o el Indio permanece como en el tiempo de la dominación española : envuelto en la misma ignorancia i abatido por la misma servidumbre, pues si no siente la vara del Correjidor, jime bajo la férula de l’autoridad o del hacendado ; si paga tributo en oro, da contribución en carne ; si no muere en la mina, sucumbe en los campos de batalla. » (1946, p. 164).

(7). « Así hai en el Perú familias de presupuestívoros o empleados por herencia secular. Para esas familias toda profesión, toda industria son estaciones para llegar a la Caja Fiscal » (1946, p. 165).

(8). « Quien vive cerca de un pantano, lejos de querer prescindir de los miasmas, trata de aplicar el drenaje a sus aguas detenidas. […] Por un egoísmo cobarde i frío ¿ dejaremos desencadenarse el aluvión porque arrastra al vecino sin amenazarnos a nosotros ? » (1946, p. 165).

(9). Prada assista aux cours d’Ernest Renan dans le cadre du Collège de France (Cf. Manuel G. Prada, El Tonel de Diógenes, México, ed. Tezontle, p. 81-84 et 146). « Caporalisme » est un néologisme forgé par Victor Hugo en 1867.

(10). « La política se me ha presentado como lo que es en realidad, como el enardecido campo donde lucha la vida de las naciones, donde se siembra la historia de los pueblos para las futuras cosechas de verdad i de justicia. He comprendido que los espíritus más elevados pueden evolucionar ahí realizando la mejor de las tareas – el bien de los otros » (1946, p. 166).

(11). Le pluriel « pueblos » remplace le singulier apparu en 1894.

(12). « Ese hombre [el escritor] es a la política como el bisturí a la carne fungosa, como el desinfectante al microbio » (1946, p. 167).

(13). Pájinas Libres, 1946, p. 48.

(14). « a mujeres i niños : su Discurso del Método, ese diminuto folleto revolucionó la Filosofía ; se halla escrito en lenguaje tan […] i vulgar que puede ser entendido… ». La phrase est raturée et partiellement effacée dans le manuscrit de la Bibliothèque Nationale du Pérou.

(15). « Les mots nouveaux doivent correspondre à des "réalités" nouvelles ; et, par exemple, si l’on possède…, on n’a pas besoin du mot… ». La date de 1896 est raturée et remplacée par 1901. Prada a corrigé aussi la faute d’orthographe « posede » par « possede » dans cette citation.

(16). « Por eso no hai obra más dificil ni tan <más …que, barré>, ingrata como la vulgarización científica : sin el vulgarizador, las conquistas de la ciencia serían el patrimonio de unos <seres, barré ; cuantos, au crayon et barré> privilejiados. Virjilio se jactaba de haber hecho que las selvas fueran dignas de ser habitadas por cónsul ; los <Michel Bréal, los Flammarion, los Julio Verne han hecho que la , barré> vulgarizadores modernos hacen más al <illisible> verdad se despoje algunas veces de su ropaje <vestiduras, barré> aristocráticas <sic>, i penetre llanamente a la mansión <illisible, barré> del ignorante. » (Feuillet non numéroté collé à la page 299 ; je reproduis ici la pagination ajoutée par Luis Alberto Sanchez au manuscrit de la BNP).

(17). « Victor Cousin corrigeat un jour, un de ses articles à la Revue. Le prote vint respectueusement lui signaler un mot qui lui paraissait quelque peu barbare. –Peu m’importe ; il exprime bien ce que je tiens à dire ! –Mais, monsieur Cousin, dit le prote, c’est qu’il ne se trouve pas dans le Dictionnaire de l’Académie ! Et l’ancien ministre de l’instruction public alors de s’écrier (l’exclamation est demeurée célèbre) : –Qu’est-ce que cela me fait ? Je m<barré> f…pas mal du Dictionnaire de l’Académie. Jules Claretie » (feuillet non numéroté, placé entre les pages 306 et 307 du manuscrit).

(18). « Por mi parte sólo aconsejaré al Sr Herrero que procure acercarse todo lo más posible a la frase alemana, en los casos en que ésta difiere del texto en prosa que el mismo Heine autorizó en París, modificándole con frecuencia él o su traductor por escrúpulos y consideraciones nimias al meticuloso gusto francés, que no deben hacernos fuerza en España. M. Menéndez y Pelayo : Prólogo a Poemas y Fantasías de Enrique Heine, traducción en verso castellano por José J. Herrero. »

(19). González Prada cite l’édition d’Herrero dans la conférence de l’Athénée en soulignant que cet auteur propose une traduction faite à partir d’une autre traduction.

(20). « Hai en Alemania (como en las naciones protestantes), una poesía familiar i discreta donde sentimos el gorjeo del niño, el perfume de la esposa <la cuna de la madre, ajout au crayon dans l'interligne> i el chisporroteo del hogar <interligne illisible>, poesía casi desconocida en España <…del hogar doméstico, interligne au crayon> i Sud América donde la espresión de las pasiones tiene algo de formalismo aristocrático, donde parece que los afectos humanos al imitar el Arte de ser abuelo, i cantar al niño, producen versos afeminados, pueriles i noños, una verdadera <insufrible, au crayon> poesía de pañal i meconio <mamadero, interligne à la place de "meconio" barré> ».

(21). « Es algo como <illisible> procedimiento <illisible> que hace pasar por añeja la rima nueva ».

(22). « un hablar ingenuo i simple » remplace « un hablar simple i sencillo » et « corto i conciso » remplace « corto i nervudo ».

(23). « Le calembour est la fiente de l’esprit qui vole » (mns. 236).

(24). « Virjilio se jactaba de haber hecho que las selvas fueran dignas de ser habitadas por cónsul », ajout manuscrit.

(25). « El eximio dibujante, suprimiendo sombras i líneas, logra <puede, barré> con unos cuantos rasgos dar vida i espresión a la fisonomía de un hombre ; el buen escritor no dice demasiado ni mui poco i, eliminando lo accesorio i sobreentendido, concede a sus lectores el placer de colaborar con él en la obra de darse a comprender » (mns. 300).

(26). « en cambio los árabes se figuran su lengua como la única gramaticalmente construida », Renan, Mahomet et les origines de l'Islamisme (1894, 240). La phrase recopiée à la main dans l’exemplaire de la Bibliothèque Nationale, avec un changement de temps (« se figuraban ») est le début d’un fragment de trois feuillets manuscrits.

(27). Histoire des Grecs (mns. 308).

(28). La Religion XIX. (Note de l'auteur, mns. 313) Le livre de Lefèvre a été édité en 1891.

(29). La version de 1894 est la suivante : « un académico esclamó ciego de ira » ; plus tard a été ajouté à la main ceci : « …discutiéntose en l’Academia francesa l’aceptación de una voz usada en toda Francia pero no castiza, Royer-Collard esclamó lleno de ira : Si esa palabra entra salgo yo » (mns. 314). Le mot « gases » est dans l’interligne, entre parenthèses, au-dessus de « voz usada ».

(30). « ¿ Qué vocabulario no ha jeneralizado en menos de cuarenta años la teoría de Darwin ? ¿ Qué variedad de voces no crearon las aplicaciones del vapor i de la electricidad ? Hoi mismo la velocipedia nos sirve d’ejemplo : diccionarios especiales abundan en Francia, Inglaterra i Estados Unidos para definir los términos velocipédicos » (mns. 304).

(31). « Escribir Mireïo en provenzal i no en francés, l’Atlántida en catalán i no en español, es algo como dejar el ferrocarril por la diligencia o la diligencia por el viaje a pie » (mns. 307). « Viaje a pie » est barré et remplacé par « cabalgadura » dans la marge de droite.

(32). Adriana de González Prada écrit à son sujet : « Muy ilustrado y gran quechuista, había traducido al francés el Ollantay, el célebre drama incaico valiéndole fama entre los lenguísticos [sic] europeos » (Mi Manuel, Lima, 1947, Cultura Antártica, 320-322).

(33). Le projet du linguiste Zamenhof, inventeur de l’espéranto, commence à prendre forme en 1887.

(34). « No hai mejor hijiene para el cerebro que emigrar a tierra estranjera o embeberse en literaturas de otras lenguas. Salir de la patria, hablar otro idioma, es como dejar l’atmósfera de un subterráneo para ir a respirar el aire de una montaña » (mns. 313 bis).

(35). « …escritores que pulimentaron i enriquecieron el idioma sin alterar su índole desembarazada i viril » (mns. 315).

(36). « un linaje de prosadores, peinados i relamidos, que exajeraron el latinismo de los escritores de los dos siglos anteriores, i de un idioma todo músculos i nervios hicieron una carne escrecente i fungosa » (mns. 317).

(37). « vale tanto como tomar carne picada, injerirla en una tripa i hacer morcilla » (mns. 321).

(38). Manuel González Prada, Baladas, éd. d’Isabelle Tauzin-Castellanos, Lima, Pontificia Universidad Católica del Perú, 2004.

(39). « Lamartine lamentaba que pueblo i escritores no hablaran la misma lengua » (mns. 298) remplace « Lamartine lamentaba que el pueblo i los escritores no hablaran la misma lengua » (1894, 234).