La question de l'historicité de la tradition orale: les faits de narration dans le livre second du Nuevo Ophir de Fernando de Montesinos

Jan Szemiński

____________________________  

♦ Introduction
♦ 1. Les faits de narration
♦ 2. Les guerres
♦ 3. Les faits de narration et les amplifications
♦ 4. Les règnes et les faits de narration
♦ 5. Conclusions
♦ Bibliographie





Table des matières





















Haut de page

Haut de page


Haut de page


Haut de page
Haut de page


Haut de page


Haut de page



Haut de page

 

Haut de page

 

Haut de page

 






















































































































Haut de page

























































Haut de page







































































Haut de page









Introduction

En Europe, une tradition orale peut toujours être confrontée à des témoignages écrits de la même époque que les événements dont elle conserve la mémoire, que les témoignages proviennent de la société porteuse de la tradition, ce qui correspond à la majorité des cas, ou qu’ils lui soient extérieurs. Dans tous les cas, la vérification archéologique s’en trouve facilitée.

Quoique la société andine pré-coloniale n’ait pas connu l’écriture au sens que nous donnons à ce terme, la tradition orale s’appuyait aussi sur des instruments destinés à conserver la mémoire :

  1. Les chants qui évoquaient les hauts faits des ancêtres. Le seul exemple connu et indiscutable est l’œuvre de Juan de Betanzos qui contient la tradition relative aux prouesses d’Inqa Yupanki (1).

  2. Les tablettes peintes appelées qillqa qui représentaient l’histoire de chaque roi inca et étaient gardées à Puqin Kancha, au Cuzco. Le seul exemple connu est la traduction d’une tablette conservée par Christobal de Molina (2).

  3. Les ensembles de cordes garnies de nœuds appelés khipu. Le seul exemple connu est la traduction des khipu kamayuq (3) de Paqariq Tampu (4) qui narre l’histoire des Incas du Cuzco (5). Sa rédaction finale date de 1608, mais la version originelle, aujourd’hui inconnue, remonte à 1542. Cet ouvrage présente les khipu kamayuq comme chargés du maniement des khipu et de l’enregistrement de la tradition.

  4. Le culte des ancêtres, notamment celui des momies des rois incas, décrit par exemple par Betanzos. Les responsables de la momie du souverain mort veillaient également à conserver la mémoire de ses hauts faits.

Tous ces vestiges, momies, qillqa et khipu, furent détruits au cours du XVIe siècle. Les traditions retranscrites avant la destruction complète des institutions conçues en vue de leur conservation (vers 1572) n’évoquaient que les rois incas du Cuzco, et ce avec de nombreuses incertitudes quant à la composition de la dynastie et l’ordre de succession des rois. La seule exception remarquable est l’œuvre de Fernando de Montesinos.

Le licenciado Fernando de Montesinos, natif d’Osuna, se rendit au Pérou avec le comte de Chinchón en 1628. Il fut secrétaire de l’évêque de Trujillo, recteur du collège de cette ville, curé à Potosí, visitador à Arica et en d’autres lieux (6), chapelain de l’église de Las Cabezas à Lima, en 1640, juge ecclésiastique à Cajamarca, visitador à Trujillo en 1641 et visitador à Quito en 1643. En 1637, il organisa une expédition dans les confins amazoniens de la région de Tarma, peut-être à la recherche du Paititi. Plus tard, lorsqu’il revint en Espagne, il fut gratifié de la cure de La Campana où il mourut en 1651.

Entre autres écrits, Fernando de Montesinos composa en 1644 : Ophir De españa. Memorias Historiales I politicas del pirv. vaticinios de sv descvbrimiento i conversion por los reies chatolicos i singvlares epitetos qve por ello se les da en la sagrada escriptvra Al rei N[uestro S[eñor] Philipo IV el grande monarca de anbos mvndos avtor el liz[encia]do d. Fernando montesinos presbitero natvral de osuna (7).

Dans le livre II d’Ophir, Montesinos utilise comme source d’information un manuscrit qu’il a acheté aux enchères à Lima, donc au plus tôt en 1628 et au plus tard en 1643. Le manuscrit contenait une liste d’une centaine de rois du Pérou dont les dix derniers étaient les Incas du Cuzco. Pour certains des souverains, figure une évocation de leur œuvre. Cette liste est exceptionnelle : il n’en existe pas d’aussi longue, tout au plus en possède-t-on des traces. Celles-ci, selon l’opinion commune, se limiteraient à des passages de l’œuvre de Blas Valera cités par Anello Oliva (8).

Il est à noter que le livre II d’Ophir fut rédigé en plein XVIIe siècle, alors qu’il n’était déjà plus possible de trouver des informateurs andins connaisseurs de la tradition préincaïque.

La critique interne du livre II d’Ophir et la comparaison avec d’autres sources écrites m’ont conduit aux conclusions suivantes (9) :

  • Il a existé un texte, celui que Montesinos a acheté à Lima, qui narrait l’histoire de cent rois péruviens. Il a été rédigé entre 1610 et 1628 par un Espagnol résidant à Quito, dont nous savons qu’il y était déjà installé lorsque Luis López de Solís était évêque, c’est-à-dire entre 1592 et 1605. Comme cet Espagnol défendait la théorie d’une succession de cent rois, il élimina certains rois de la liste, par exemple Pacha Kuti IX, mentionné par Blas Valera. De plus, il connaissait mal le quechua.

  • L’Espagnol anonyme de Quito utilisa un manuscrit plus ancien, écrit par un Indien ou un métis lettré, locuteur du quechua méridional (variété de Cuzco) à une époque antérieure à l’introduction du calendrier grégorien au Pérou (1585).

  • L’Indien ou le métis lettré natif du Pérou méridional entra en contact avec des spécialistes de la tradition orale ; peut-être même vit-il les tablettes conservées au Puqin Kancha.

  • Dans l’état que nous lui connaissons, la liste se compose de trois groupes de règnes correspondant à trois capitales mentionnées dans le récit. 62 rois gouvernèrent un empire depuis « un Cuzco », probablement identifiable à Tiahuanaco. 28 rois eurent pour capitale un lieu appelé Tampu T’uqu. Enfin, 10 Incas gouvernèrent le monde depuis le Cuzco.

  • Dans le texte final rédigé par Montesinos en 1644, comme à toute étape précédente de l’élaboration de ce texte, chaque phrase peut être classée dans la catégorie des « faits de narration » ou dans celle des « amplifications ». Les amplifications sont des informations ou des affirmations ajoutées par le narrateur ou le copiste pour l’un des deux motifs suivants : rendre plus clairs pour lui-même, l’auditeur ou le lecteur des éléments obscurs ou inconnus ; ou bien donner au récit la forme qui convient. Les faits de narration sont les informations « nouvelles » – tout en reconnaissant que cet adjectif ne traduit pas exactement ma pensée, je n’en vois pas de meilleur – contenues dans le texte, c’est-à-dire celles qui ne sont pas culturellement prédictibles et qui ne répondent pas non plus au souci de fournir des explications au lecteur ou à l’auditeur. Ce ne sont donc pas des amplifications. Dans la présente étude, je m’intéresserai aux caractéristiques des faits de narration figurant dans le livre II d’Ophir.


1. Les faits de narration

C’est l’historien qui attribue à certaines affirmations contenues dans le texte le statut de faits de narration. Ceux-ci sont donc, comme les faits historiques, un produit de l’activité de l’historien. Il est cependant indispensable de distinguer les « faits historiques » des « faits de narration ». Les premiers sont des constructions élaborées sur la base de sources multiples, alors que les seconds procèdent d’une source unique. Nous prendrons pour exemple l’évocation du vingt-quatrième règne (10) :


La gente delos llanos con quien tubo diuersos Recuentros y nunca pudo ganalles alos chimos vn palmo de tierra | aunque los enfreno alguna cossa lo que mas hiço fue Reforçar la gente de guarniçion que tenia entrelas dos cordilleras que porla via delos llanos hera hastael Rio Rimac que es donde aora esta la çiudad de lima y por la sierra hasta Huanico[50] (11)


La citation comporte deux amplifications. L’une d’elles est de nature stylistique : lorsqu’il se réfère aux habitants des terres basses, Montesinos les appelle en une occasion « les gens des plaines » (la gente de los llanos) et en une autre « les Chimus » (los chimos). L’autre amplification est de nature informative : l’auteur explique que la garnison – la frontière – établie sur la rivière Rimac arrivait « là où se trouve maintenant la ville de Lima » (donde ahora está la ciudad de Lima). Ces éléments font indiscutablement partie du récit mais seulement à titre d’explication fournie au lecteur ou à l’auditeur. Si on les écarte, il reste les faits de narration suivants :

  1. qu’il y eut des guerres à l’issue incertaine entre les Chimus et le 24ème souverain ;

  2. que le roi plaça des garnisons sur la côte jusqu’à la vallée du Rimac (la situation étant considérée depuis un « Cuzco », autrement dit un centre) et dans la zone montagneuse jusqu’à « Huanico ».

« Huanico », probablement Huánuco, et Rimac correspondent à des points situés sur la frontière de l’Empire.

Bien entendu, il y a lieu de tenir compte de ce que, au XVIe siècle, lorsque l’auteur indien ou métis anonyme transcrivit la tradition en espagnol, le nom de Huánuco, comme celui de tout autre lieu, pouvait se référer à un centre cérémoniel placé au cœur d’un système régional de ziq’i (« ceques ») (12), mais aussi à l’ensemble d’une province, ce que je soupçonne être le cas ici.

Les informations sur les guerres et les garnisons localisées ne sont pas représentatives uniquement de comportements culturels car elles comportent des noms propres: « Chimos », « Rimac », « Huanico ».

Pour donner un exemple de ce qui reste des faits de narration une fois eliminées les amplifications, j’ai choisi une séquence de huit règnes :


[51]

y suçediole Por heredero su hiJo Manco avitopa achacuti diçese del que tubo muchas Guerras y que aunque Idolatra hordeno muy buenas leyes rreyno 50 años Reuoco [mancha] açerca del contar del año Lo que Capac Amauta [el nombre del rey fue inscrito después] hauia determinado y mando que el solistiçio hjemal que cae a 27 de setiembre fuese Prinçipio del año y que se contasse dende el 25 deste mes llamaron Pachacuti aeste Rey por las buenas leyes que ordeno porla mudança del año Y es el 4º deste nombre Reyno 50 años murio [52] decrepito.

deJo por su heredero a sinchi apusqui su hiJo hombre muy valiente y prudentissimo y por incapaz dexo al primetoJenito [sic] que fue costumbre antigua destos Reyes atendiendo al bien delas Republicas enesto y no ala horden dela naturaleza y particular de Los herederos.

Este Rey por ver lo que hauia creçido enel numero delos diosses y que igualmente adorauan al dios vnico y de sus antepassados y los demas modernos que hauian traydo diuersas gentes pareçiendole que hera menoscauo del Dios antiguo esta igualdad hiço grandes Juntas y despues dellas mando q[ue] Se inbocase el gran dios Pirua poreste nombre Yllatiçi huiracocha

y porque ya poreste tiempo estaua Corructo el nombre Pirua y deçian Huira cocha Y assi de aqui adelante le llamaremos assi Illatiçi Huiracocha que quiere deçir el Resplandor y auismo y fundamento En quien estan todas Las cosas Por que Illa significa el rresplandor y tiçi fundamento Huira antiguamente antes de corronperse se llamaua Pirua que es el deposito de todas las cossas y cocha auismo y profundidad fuera de lo qual tiene estos nombres grandes enfasis ensus significaçiones-

Porque este Rey hiço esta distincion del supremo dios y delos demas y mudo el nombre antiguo le llamaron Huarma vira cocha que quiere deçir el moço Huira cocha.

fue muy sauio hiço grandes leyes contralos ladrones adulteros inçendarios y mentirosos y los mando executar con tantto rrigor que en su tiempo no vbo quien mintiesse ni hurtase ni fuese adultero y fue tanto que aunque la mentira le hauia de rreseruar a vno dela Vida no osaua deçilla Y fuera bueno que durara este Rigor hasta oy y murio este Rey siendo de mas de 80 años hauiendo Reynado los quarenta y diçen los Amautas que poreste tiempo se qunplieron 2070 años despues del dilubio.

dexo [53] muchos hiJos y dellos por heredero auqui Quitua chauchi el qual murio de 29 años hauiendo rreynado solos quatro.

suçediole ayay manco 1º deste nombre hiço este Rey Junta general conel cuzco de todos los sauios Amautas Parala rreformaçion de los años que enaquellos tiempo se iua Cassi oluidando La quenta dellos y para que conforme alas influençias y posturas delos astros en sus mouimientos se hordenase la computaçion delos tiempos despues de muchos dias que duro La Junta Se determino que no se contasse el año por lunas como hasta halli sino que cada mes tuuiese treinta dias fixos y que las semanas fuesen de diez dias Y los çinco dias que sobrauan fuesen media semana y enella se pusiessen Los visiestos que llaman Allacauquis y los indios llaman al mes desta semana el mes chiquito hordeno tambien que asi como hauia semanas de diez dias Las vbiese de años de modo que contaban diez años comunes por vno y luego cada dieZ destas decadas por otro que hera vn sol y la mitad que heran 500 años mando que se llamasse Pachacuti porla rraçon que se a dicho esta quenta de años guardaron siempre los Indios deste Reyno hasta la uenida delos españoles.


Capitulo 12 Prosigue La suZession de los Reyes Peruanos-


Despues de hauer gouernado Auqui Quitua chaucuchi Sus Reynos [a la margen: #] con toda feliçidad y quietud dio fin a sus dias despues delos sesenta años de Su Vida

dexo por heredero A huiracocha Capac Segundo deste nombre Y 34 Rey Peruano murio este hauiendo Reynado 15 años

dexo por su heredero a chinchirroca Amauta fue muy Sauio Reyno 20 años,

suçediole topa Amaro Amauta 1º deste nombre viuio este Rey en continua melancolia Sin que ninguno de Su Reyno le viese rreir

en [54] veinte y çinco años que Reyno.

Suçediole Capac Raymi Ama uta 37 Rey Peruano-

Este Rey hiço Junta de sus sauios y astrologos y todos conel mismo Rey que sauian mucho hallaron puntualmente los solistiçios hera Vna manera de Relox de sombras y porellas Sauian qual dia hera largo y qual corto Y quando el sol yba Y Voluia alos tropicos

a mi me enseñaron quatro Paredes antiquisimas sobre Vn zerro y un criollo gran lenguaraz y Beriota [¿?] me çertifico seruia de Relox este edifiçio alos indios antiguos

por ser este prinçipe tan sauio enlos mouimientos delos Astros llamo al mes de Diçiembre en que naçio Capac Reymi de su mesmo nombre y luego llamaron al mes de Junio citoc [mancha] Raymi Como si dixeramos solisçite [sic] o mayor y menor-

Porque a imitaçion del Rey Huarma Huiracocha Primero deste nonbre cada naçion nonbraua a sus dioses e idolos Huiracocha y aun algunos Señores Prinçipales en algun Atreuimiento nonbrauan a sus hiJos coneste nombre mando que solo el gran dios Antiguo en quien sus anteçessores adorauan Se nonbrasse de ay adelante Illatiçi Huiracocha y esto se obseruo hasta que entro el sancto evanJelio tambien mando que ninguno llamasse a su hiJo Huiracocha lo qual aunque se guardo algunos tiempos despues le [¿se?] quebranto

tambien permitio que los labradores contassen el año por lunas.

y armo y dio Señales alos nobles para que se diferençiassen dela g[en]te Comun-

Murio con mucho sentimiento de sus Vassallos hauiendo Viuido muchos años que no se saue quantos fueron.


Le passage cité est long et paraît abonder en faits de narration. Cependant, au terme d’une analyse détaillée suivie de l’élimination des amplifications, ne restent que les faits de narration suivants, incluant systématiquement les noms de rois :


30. Manco Avi Topa Pachacuti (13)

30.1 Il réforma le calendrier pour faire commencer l’année solaire à l’équinoxe de printemps (septembre).

31. Sinchi Apusqui Huarma Vira Cocha

31.1 Il identifia le dieu Pirwa à Wira Qucha et ordonna qu’on l’invoque en tant que Illa Tikzi Wira Qucha.

31.2 Il reçut le surnom de Warma Wira Qucha.

32. Ayar Manco

32.1 Il réforma le calendrier en introduisant une année solaire divisée en 12 mois de 30 jours et 5 ou 6 jours supplémentaires, à la place d’un calendrier hybride mi-lunaire mi-solaire.

33. Auqui Quitu Achauchi/Achaucuchi

34. Huiracocha Capac

35. Chinchi Roca Amauta

36. Topa Amaro Amauta

36.1 Il vécut dans la mélancolie perpétuelle ; personne ne l’a jamais vu rire.

37. Capac Raymi Amauta

37.1 Il ordonna que seul le Grand Dieu Ancien soit appelé Illa Tikzi Wira Qucha.

37.2 Il permit aux laboureurs de compter l’année en lunes.


Ce qui reste est donc assez limité. Les rubriques soulignées sont celles qui correspondent à un règne pourvu de faits de narration autres que le nom du roi. On relève que les noms de trois rois ne sont accompagnés d’aucun fait de narration. Si l’on fait l’hypothèse qu’un règne correspond à une génération de guerriers, on observe aussitôt que pendant huit générations de guerriers il n’y eut aucune guerre digne d’être mentionnée ni aucun toponyme gardé en mémoire. Dans le cas de ces huit règnes, les faits de narration se réduisent à des réformes théologiques et calendaires. Le calendrier hybride mi-lunaire mi-solaire fut remplacé par un calendrier solaire. Cependant, le 37ème souverain permit aux « laboureurs », autrement dit aux paysans, d’utiliser l’ancien, mi-lunaire mi-solaire.

Certains faits de narration restent incompréhensibles, comme celui-ci :


36.1 Il vécut dans la mélancolie perpétuelle ; personne ne l’a jamais vu rire.


Alors que j’étudiais les faits de narration présents dans le livre II d’Ophir, j’ai tenté à plusieurs reprises de les classer dans l’espoir d’identifier les critères de leur conservation autres que leur appartenance à une catégorie propre aux historiens modernes. La conclusion fut que le seul critère de conservation d’un fait de narration dans la tradition racontée par un informateur andin anonyme et transcrite par un auteur ladino anonyme originaire du Pérou méridional (Cuzco?) était son importance pour la perpétuation de la mission assignée par Dieu (Pirwa ou Illa Tikzi Wira Qucha) au premier Roi. Quand cette mission se transmettait sans obstacle, il suffisait de conserver le nom du souverain, puisque cette transmission ininterrompue jusqu’au roi en exercice servait à légitimer ce dernier, et ce, jusqu’à Waskhar Inqa, exécuté sur ordre de son frère Ataw Wallpa Inqa en 1533. Il n’était pas utile de conserver la mémoire de toutes les réussites et de tous les échecs dans l’exécution de la mission. Seuls les réussites et les échecs majeurs, ainsi que les événements prodigieux, étaient indispensables pour prédire l’avenir. Toutefois, des informations supplémentaires sur la religion, l’administration, les frontières et les guerres apparaissent au sein de la tradition orale comme des auxiliaires nécessaires à la compréhension de l’information intéressante, celle qui concerne la perpétuation de la mission. La tradition ne précisait pas le contenu de la mission. Celle-ci était connue de tous du vivant du souverain.


2. Les guerres

J’ai choisi de m’intéresser aux guerres en tant qu’ensemble de faits de narration considérés de manière identique dans la culture andine et dans la culture espagnole du XVIe siècle. En dépit de différences évidentes quant à la façon de les conduire, il reste que dans les deux cultures elles répondaient à la nécessité de s’approprier des biens et de la main-d’œuvre.

Les guerres peuvent être internes, contre des rebelles, ou externes, dans un but de conquête ou de défense. Mais la première à être présentée fait apparaître une réalité plus complexe que cette première classification. C’est une guerre qui oppose un Cuzco aux Chancas. Comme le livre II évoque plusieurs guerres contre les Chancas, je les commenterai en premier et les autres ensuite.


2.1 Les Chancas

Il y a sept conflits entre les rois présentés dans l’ouvrage de Montesinos et les Chancas.


1. La première guerre avec les Chancas changea les traits de l’État cuzquénien ; d’un État qui s’était imposé sur une zone définie par des alliances locales, elle en fit un empire :

4.4.1 Parmi les Chancas, les seigneurs d’Andaguayllas, deux frères appelés Guaman Huaroca pour l’aîné et Hacoz Guarroca pour le cadet, assujettirent quelques seigneurs voisins.

4.4.2 Les seigneurs d’Andaguayllas conquirent le Kunti Suyu, le Tuqay Suyu, le Qulla Suyu et les Chiriguanas.

4.4.3 Les seigneurs d’Andaguayllas établirent sur les terres conquises des garnisons et des gouverneurs.

4.4.4 Les seigneurs d’Andaguayllas reconnaissaient le temple, l’oracle et le Cuzco comme le centre du monde.

4.4.5 Les seigneurs d’Andaguayllas, dans le but de conquérir le monde, attaquèrent le Cuzco.

4.4.6 L’infant Inti Qhapaq Yupanki vainquit les seigneurs d’Andaguayllas.

4.4.7 Les seigneurs d’Andaguayllas devinrent des vassaux de Sinchi Cozque et d’Inti Qhapaq Yupanki.

5.1 Le roi envoya à Andaguayllas des parents des seigneurs d’Andaguayllas qu’il détenait en otages.

5.2 Presque tous les seigneurs du Pérou (ceux des terres comprises entre les terres basses, Quito et Chachapoyas au nord, et ceux du Kunti Suyu, du Tuqay Suyu, du Qulla Suyu et les Chiriguanas) lui envoyèrent des ambassadeurs, des dons et aussi des enfants.


Il s’agit d’une guerre survenue au sein d’un même système politico-religieux dans lequel le Cuzco occupait la première place pour des raisons religieuses et fut défié par les seigneurs d’Andaguayllas. La défaite chanca transforma ceux-ci en alliés et sujets du Cuzco I.


2. Le second conflit est suggéré par la mention de l’occupation de Quinoa par des envahisseurs qui s’emparèrent également d’autres régions :

11.1 Des envahisseurs venus du nord sur des radeaux ou des canoës peuplèrent les terres basses, adoptèrent comme forme de gouvernement la cité indépendante et, à Guaytara et Quinoa, poursuivirent les travaux de construction de temples commencés à une époque antérieure, en utilisant du métal.

11.2 Ils construisirent un temple à Pacha Kamaq sur le site de Pachacamac.

11.3 Ils s’installèrent à Cajamarca.

11.4 Le roi établit des garnisons à Vilcas et à Limatambo [peut-être Lima], et dominait Andaguayllas [ainsi que Quinoa, Guaytara et Pachacamac ?].


Il semblerait que finalement le Cuzco ait maintenu sa domination sur la zone chanca.


3. À l’occasion d’un troisième conflit, peut-être avec les Chimus :

14.5 Le roi perdit le contrôle du royaume de Vilcas.


Après cet événement, les Chancas disparaissent des faits de narration relatifs au Cuzco I.


4. Ils réapparaissent pendant la période inca. Le quatrième conflit commença lorsque :

91.5 un messager d’Inqa Ruq’a (14), lequel se présentait comme le fils du Soleil, fut reçu par tous les seigneurs excepté les rois de Vilcas, Guaitara et Tiaguanaco. L’Inca

91.7 avec dix mille hommes marcha contre le roi de Vilcas. Les rois de Limatambo et d’Abancay lui offrirent le passage.

91.8 Le roi de Guancarrama établit une alliance avec l’Inca.

91.9 Le roi de Guancarrama rompit l’alliance avec l’Inca.

91.10 L’Inca vainquit et tua le roi de Guancarrama lors d’une bataille.

91.11 L’Inca détruisit la wak’a [divinité] de Guancarrama.

91.12 L’Inca laissa une garnison près de Guancarrama.

91.13 L’Inca vainquit les habitants d’Andaguayllas qui le reconnurent comme fils du Soleil.

91.14 Le roi de Vilcas se rendit.


Le résultat de la guerre entreprise par l’Inca fut identique à celui de la guerre menée par le quatrième et le cinquième roi du Cuzco I lorsque ceux-ci furent attaqués par les seigneurs chancas. L’Empire commença son expansion. Cependant, ici, ce fut l’Inca qui attaqua. Il est évident qu’à nouveau le conflit se produisit à l’intérieur d’un système politico-religieux commun aux deux parties. La suprématie au sein de ce système fut la cause de la guerre.


5. À l’occasion du cinquième conflit, de nouveau l’Inca, Zinchi Ruq’a Inqa

95.2 se trouva en guerre avec les Chancas d’Andaguayllas pour sa reconnaissance comme maître légitime de l’Empire. Au cours de la bataille, l’un des seigneurs d’Andaguayllas fut tué et l’autre fait prisonnier.


La cause fut la même que précédemment, la lutte pour la suprématie dans le système qui rassemblait les deux parties.


6. Nous ne connaissons pas la cause du sixième conflit ; nous savons seulement que

96.1 l’Inca vainquit les Chancas.


7. Concernant le dernier conflit mentionné, l’Inca Wayna Qhapaq

99.9 effectua un voyage au Cuzco et, en chemin, écrasa une conspiration chanca à Andaguayllas.


Peut-être les derniers conflits naquirent-ils d’une remise en cause des obligations dues à un nouveau souverain, cette fois sans discuter la place occupée dans l’organisation impériale, celle de sujets.

Une comparaison des conflits survenus entre Cuzco (I et II) et les Chancas révèle qu’il s’agit toujours de la participation à une organisation politico-religieuse commune. L’enjeu des conflits est la domination de l’ensemble du système ou les conditions de participation. Les faits de narration ne précisent pas de manière systématique et conséquente la relation qui existe entre le Cuzco ou Tampu T’uqu et les Chancas. Les Chancas sont intéressants pour les porteurs de la tradition quand ils peuvent influer sur l’histoire de la transmission du pouvoir politico-religieux reçu par Paqari Manqu Qhapaq, lequel ouvre la liste. S’il n’en était pas ainsi, il serait difficile d’expliquer pourquoi ils ont disparu à partir du quatorzième règne et ne réapparurent qu’au quatre-vingt onzième. Tant qu’ils n’influaient pas sur le fonctionnement du centre, ils n’intéressaient ni l’informateur andin ni l’auteur ladino.


2.2 Les Chimus et les habitants des terres basses

Non seulement les conflits avec les habitants des terres basses et les Chimus sont différents de ceux qui eurent lieu avec les Chancas, mais lorsque les faits de narration présentent les habitants de la côte comme des sujets du Cuzco, ils ne les décrivent pas comme des membres de la même organisation religieuse.

1. Les premiers faits de narration qui évoquent les habitants de la côte sont difficiles à saisir :

11.1 Des envahisseurs venus du nord sur des radeaux ou des canoës peuplèrent les terres basses, adoptèrent comme forme de gouvernement la cité indépendante et, à Guaytara et Quinoa, poursuivirent les travaux de construction de temples commencés à une époque antérieure, en utilisant du métal.

11.2 Ils construisirent un temple à Pacha Kamaq sur le site de Pachacamac.

11.3 Ils s’installèrent à Cajamarca.


Ces faits ont-ils eu lieu à l’époque du onzième souverain ou avant ? Il est annoncé que les ennemis de l’Empire avaient adopté un mode de gouvernement fondé sur l’existence de cités indépendantes, ce qui suggère un système social différent de celui qui est décrit dans la rubrique correspondant au douzième règne. Bien que le texte situe l’événement au cours du onzième règne, une génération plus tard intervient un changement de régime chez les envahisseurs, ainsi qu’un changement de nom. Tout cela suggère que les faits de narration 11.1-11.3 sont un mélange d’informations antérieures au onzième règne. Quels qu’aient été les résultats de l’invasion,

11.4 le roi établit des garnisons à Vilcas et à Limatambo [peut-être Lima], et dominait Andaguayllas [ainsi que Quinoa, Guaytara et Pachacamac ?],


ce qui suggère des pertes territoriales du Cuzco I, si l’on considère les limites précisées à l’occasion d’événements survenus lors des règnes précédents.


2. Le second conflit intervient pendant le douzième règne :

12.1 La construction de fortifications continua à Limatambo [peut-être Lima] contre les Chimus, gouvernés par un roi.


Il en résulte que l’ennemi de l’Empire était un royaume chimu et non des cités-États indépendantes sans nom.


3. Le troisième conflit ne consiste pas en une guerre mais en une tension entre le Cuzco I et les Chimus :

14.2 Le déclin du système de travail obligatoire par tours de service et des magasins d’État entraîna une rébellion parmi les soldats. Le roi restaura ce système pour approvisionner et pacifier l’armée face au péril chimu.


4. Le quatrième conflit survint dix règnes plus tard. Le vingt-quatrième roi

24.1 guerroya contre les Chimus et

24.2 maintint des garnisons de Lima jusqu’à Huánuco.

 

L’information suggère qu’il y eut au préalable une perte d’influence dans la zone comprise entre Cajamarca et Huánuco.


5. Le cinquième conflit consiste à nouveau en des relations tendues, sans plus de détails. Le vingt-huitième roi

28.1 soumit à un contrôle sévère les gens des terres basses.


6. À l’occasion du sixième conflit, les gens des terres basses [et non pas les Chimus] apparaissent comme alliés des rebelles et rebelles eux-mêmes contre le Cuzco I durant le soixante-deuxième règne :

62.1 Des yana (15) et d’autres groupes, dans le Collao, les terres basses et peut-être le piémont amazonien des Andes, détruisirent des cultures et s’emparèrent de villages, et les gouverneurs ne purent leur résister.

62.2 Le roi envoya ses troupes contre ceux du Collao et du piémont amazonien des Andes.

62.3 Il concentra ses troupes à Pucara [correspond peut-être à la localité du même nom dans la province de Lampa, Puno] où il mourut dans la bataille.


7. C’est seulement la septième mention, cette fois relative aux Chimus et non pas aux gens de terres basses, qui évoque leur conquête par le Cuzco II, sous le quatre-vingt-dix-septième règne :

97.16 L’Inca se rendit de Quito à Cuzco par les terres basses, conquit les Chimus, y laissa des garnisons.


Cette mention est prolongée par une rébellion chimu sous le règne suivant :

98.1 Les Chimus détruisirent les garnisons laissées par Wira Qucha Inqa.

98.2 L’Inca envoya quatre bataillons de mille soldats et de nombreux sapeurs qui dévièrent la rivière Chimu vers des bancs de sable. Le seigneur des Chimus demanda la paix et la respecta.


Comme dans le cas des faits de narration qui se réfèrent aux Chancas, ceux qui se réfèrent aux Chimus et aux gens des terres basses ne mentionnent ceux-ci que lorsqu’ils influent sur le fonctionnement et la transmission du pouvoir et de la foi entre les générations des Cuzco I et II. La différence essentielle est que les Chimus ne participent pas au système religieux du Cuzco de la même manière que les Chancas. Ils restent en dehors, se rebellent et, d’une certaine manière, entraînent la perte de la zone comprise entre Chimu et Huánuco, oubliée par les faits de narration dès le onzième règne.


2.3 Les Antis

Les faits de narration ne mentionnent presque pas de guerres contre les Antis (16).


1. Le cinquante-troisième roi

53.2 assigna des terres à des immigrants pacifiques originaires du piémont amazonien, peut-être les vaincus d’une guerre survenue hors des limites de l’Empire.



2. Cependant, les Antis participèrent à la destruction du premier empire :

62.1 Des yana et d’autres groupes, dans le Collao, les terres basses et peut-être le piémont amazonien des Andes, détruisirent les cultures et s’emparèrent de villages, et les gouverneurs ne purent leur résister.

62.2 Le roi envoya ses troupes contre ceux du Collao et du piémont amazonien des Andes.

62.3 Il concentra ses troupes à Pucara [peut-être dans la province de Lampa, Puno] où il mourut dans la bataille.


3. Durant le quatre-vingt-deuxième règne

82.1 Des envahisseurs cannibales venus du piémont amazonien s’installèrent dans les provinces d’un Cuzco.

82.2 Le roi recevait avec hospitalité les représentants des barbares à sa cour.


4. C’est seulement le quatre-vingt-dix-neuvième roi qui

99.1 pacifia les provinces du nord.

99.2 Il établit des garnisons contre les invasions venues du nord dans le piémont amazonien et à Vilcabamba.

99.3 Il arriva à Chachapoyas et envoya des radeaux sur la rivière de Moyobamba. L’expédition revint avec des informations sur des provinces à conquérir.


De fait, les Antis ne sont pas décrits dans les faits de narration comme des envahisseurs ou des ennemis, mais comme des nouveaux venus qui s’installent. Leur participation à la destruction du premier empire peut provenir de la nécessité d’évoquer une attaque générale contre le roi et ne pas être forcément un fait de narration. Les expéditions incas tendent plutôt à indiquer que le vrai rôle des Antis est celui de populations conquises. Cependant, elles n’éclairent pas leur relation avec la religion impériale.


2.4 Les populations méridionales: Tucumán, Chiriguanas, Chili

Les populations de Tucumán, celles du Chili et les Chiriguanas apparaissent toujours, soit comme des envahisseurs, soit comme des rebelles dressés contre le nouvel ordre, et perdent systématiquement.

1. Au cours du premier conflit, sous le sixième souverain :

6.3 Les capitaines du roi guerroient contre les Indiens de Tucumán qui avaient pénétré chez les Chichas.


2. Pendant le vingt-troisième règne :

23.1 De Tucumán, de la région des Chiriguaynos [Chiriguanas?] et du Chili arrivèrent des guerriers féroces. Le vingt-quatrième roi, successeur du précédent,

24.3 vainquit les envahisseurs dans le Collao.


3. Le cinquante-troisième roi

53.1 vainquit dans [la vallée du] Vilcanota une invasion partie de Tucumán qui arrivait par le Collao.


4. Durant le quatre-vingt-quinzième règne :

95.3 Une armée de Chiriguanas envahit le Collao.

95.5 Il y eut une invasion chilienne.

96.5 L’Inca vainquit les envahisseurs, fit prisonniers les seigneurs chiliens et les garda en détention à Cuzco. Il maria l’un à sa fille et l’autre à sa nièce. Il les renvoya au Chili. Les deux seigneurs vécurent au Chili.


Par la suite :

97.1.5 Au Chili éclata une guerre entre Chiliens pro-incas et anti-incas qui se termina par la victoire des neveux de l’Inca.

97.2 L’Inca fit construire une route allant de Charcas au Chili, visita le Chili et revint avec des otages et des soldats chiliens pour la future conquête de Chachapoyas.


Les populations méridionales ne sont mentionnées que lorsqu’elles envahissent le Collao et Chichas ou lorsqu’elles sont envahies par Cuzco II. Pourquoi les invasions du Collao importaient-elles tellement aux porteurs de ces faits de narration ?


2.5 Les guerres internes

Les guerres internes sont difficiles à distinguer des rébellions contre l’Empire.


1. La première eut lieu sous le septième roi :

7.1 Il s’enfuit d’un Cuzco vers le piémont amazonien à cause de la peste.


Son successeur

8.2 restaura l’ordre dans un Cuzco et pacifia une parte du Collao.


Le neuvième roi poursuivit cette tâche :

9.1 Il acheva de pacifier une partie du Collao et une partie des Charcas.


Comme dans la description du désordre survenu au Cuzco apparaît le terme « behetría » (population non soumise à un État centralisé), il s’ensuit que les faits de narration décrivent la chute d’un système monarchique puis sa restauration. Le terme qui désignait la peste en quechua et en aymara au XVIe siècle possédait apparemment aussi le sens de mouvement religieux dirigé contre les cultes officiels (17).


2. Le second conflit ne fut pas exactement une guerre. Durant le quatorzième règne,

14.2 le déclin du système de travail obligatoire par tours de service et des magasins d’État entraîna une rébellion parmi les soldats. Le roi restaura ce système pour approvisionner et pacifier l’armée face au péril chimu.


3. Le troisième conflit fut une rébellion générale des sujets contre le soixante-deuxième roi :

62.1 Des yana et d’autres groupes, dans le Collao, les terres basses et peut-être le piémont amazonien des Andes, détruisirent les cultures et s’emparèrent de villages, et les gouverneurs ne purent leur résister.

62.2 Le roi envoya ses troupes contre ceux du Collao et du piémont amazonien des Andes.

62.3 Il concentra ses troupes à Pucara [peut-être dans la province de Lampa, Puno] où il mourut dans la bataille.


4. La quatrième guerre interne fut la tentative du soixante-quinzième roi d’écraser une rébellion. Les informations sont si fragmentaires qu’elles en sont presque incompréhensibles :

75.1 Le roi rassembla beaucoup de gens contre les rebelles mais il mourut.


5. Le cinquième conflit naquit de la tentative de restaurer l’Empire et sa religion. Le soixante-dix-huitième roi

78.1 gagna plusieurs villes et provinces mais ne réussit pas à imposer sa religion.

78.2 Il envoya des kacha [émissaires] pour propager sa religion.

78.3 Les kacha furent mis à mort.


6. Le sixième conflit est une affirmation à caractère général sur les activités du roi dans la
zone nord, dans un contexte de prophéties annonçant l’arrivée des Espagnols :

99.1 L’Inca pacifia les provinces du nord.


Comme les conflits précédemment évoqués avec les Chancas, les Chimus, les Antis et les populations méridionales, les conflits internes n’intéressaient guère le porteur de la tradition. Ils ne sont mentionnés que lorsqu’ils mirent en danger le fonctionnement de l’Empire, ou son existence même, ou, enfin, lorsqu’ils interdirent sa restauration. Je ne doute pas qu’il y en a eu de nombreux autres.


Conclusions

Les guerres, de façon générale, ne sont considérées comme dignes d’être mentionnées que si elles ont des répercussions sur le fonctionnement du système politico-religieux. Du récit se dégage le rôle particulier des Chancas comme rivaux luttant pour la suprématie au sein du système politico-religieux. Les Chimus apparaissent pour leur part comme un péril extérieur qui affaiblit l’Empire. Il m’est difficile d’expliquer l’importance des invasions du Collao ; tout au plus peut-on suggérer qu’une invasion de cette région mettait en danger la capitale, Cuzco I.

Il est important de noter que la chute du premier empire est attribuée à des conflits et des rébellions internes et non pas à une invasion extérieure, bien que, d’un point de vue formel, elle soit présentée comme si elle résultait d’une invasion extérieure.

Le tableau suivant résume la présence des guerres dans les faits de narration et les règnes du Livre II d’Ophir.

 

Capitale

Rapport du nombre de règnes avec guerre au nombre total de règnes

%

Cuzco I

13 / 62

21 %

Tampu T’uqu

3 / 28

11 %

Cuzco II

6 / 10

60 %



Si l’on considère que chaque Inca avait l’obligation de conquérir des territoires, c’est-à-dire de démontrer sa bonne fortune à la guerre, pour pouvoir être couronné, le simple fait que la guerre ne soit mentionnée que dans six règnes d’Incas, et non dans la totalité, confirme déjà qu’elle n’était pas importante pour les porteurs de la tradition. Il est par ailleurs impossible que la guerre ait été présente dans seulement treize des règnes d’un empire (Cuzco I) qui a compté soixante-deux générations de souverains. Il en résulte que les guerres mentionnées sont importantes, non pas en soi mais pour d’autres raisons, déjà suggérées ici, liées à l’exécution de la mission du roi.


3. Les faits de narration et les amplifications

Alors qu’il travaillait à la rédaction de la partie consacrée au troisième règne, le rédacteur, pour des raisons que j’ignore, se rendit compte qu’il était nécessaire d’évoquer l’existence d’une écriture à cette époque. Pour la commodité de l’exposé, j’ai divisé le texte en trois parties repérées par des chiffres romains :

I

[17] « diçen los Amautas que salian las cossas destoS tienpos por tradiçiones delos Antiquisimos comunicadas de mano en mano que quando este prinzipe Reynaua hauia letras y hombres doctos enellas que llaman Amautas y estos en[18]señauan a ler. y escriuir y la prinçipal Çiençia hera La astroloJia.

II

alo que e podido alcanzar escriuian en oJaSS de Platanos Sacauanlas Y luego escriuian enellas dedonde Vino a deçir Ioan Coctouicto en su itinerario y Hierosolimitano y siriaco [écrit en marge: Cotouito. lib.1.cap.14.f.92.] (18) [rayé illisible] que los antiguos esCriuian enestas oJas y que las Lineas de que oy se ussa enlos pergaminos en Ytalia se deuio de tomar de aqui

y en chile quando a don Alonsso de Arçila Le falto papel para su Araucana. vn indio le suplio la nezessidad con oxas de Platano y enellas escriuio muy grandes pedaços como diçe El Padre Acosta 6 [en marge : Acosta 6] (19)

tanbien escriuian en piedras hallosse. vn español enlos edifiçios de Quinoa tres leguas de Guamanga vna piedra con vnos caracteres. que no Vbo persona que los entendiesse. y penssando que halli estaua La memoria dela Guaca escrita. guardo la piedra para mexor entendida

III

estas letras se perdieron alos Peruanos por vn sucesso que acaeçio en tienpo de Pachacuti serto [sic] como veremos en su lugar ».


La première partie provient de l’auteur ladino cuzquénien. Il est possible qu’il se réfère aux qillqa et qu’il attribue aux amauta la fonction d’astrologues, lesquels, dans la culture moderne, se donnent le titre glorieux de futurologues. La seconde partie fut introduite dans le texte par Montesinos lui-même. La troisième provient à nouveau de l’auteur ladino.

Les faits de narration correspondant à ce règne se réduisent au suivant :

3.1 Wana Kawri Pirwa commença à construire le temple du Soleil.


Nous n’y trouvons pas d’explication au fait que le rédacteur a introduit ici l’information concernant l’existence de l’écriture. L’amplification – devenue ensuite un fait de narration – fut peut-être motivée par quelque prophétie mentionnée dans le récit originel. Elle a motivé à son tour l’apparition de l’amplification ajoutée par Montesinos lui-même.

Tout ceci indique que la relation entre les faits de narration et les amplifications est instable et dynamique. Les amplifications peuvent occuper la place de faits de narration existant dans une version antérieure, sans en laisser aucune trace.


4. Les règnes et les faits de narration

Dans une tradition qui met l’accent sur la mission du souverain, l’unité naturelle est le règne. En principe, elle coïncide avec une génération du point de vue du pouvoir ou une génération de guerriers. La majeure partie des règnes présents dans la liste de Montesinos sont des règnes dépourvus d’événements, dans lesquels les faits de narration se réduisent au nom du roi :

 

Capitale

Nb. de rois

Nb. de rois avec le nom seul

 

%

Nb. de rois avec d’autres faits de narration

 

%

Cuzco  I

62

33

53%

29

47%

Tampu T’uqu

28

21

75%

7

25%

Cuzco  II

10

2

20%

8

80%

TOTAL

100

54

54%

46

46%



Si la tradition, dans sa rédaction actuelle, attribue des faits de narration à presque tous les rois du Cuzco II, le phénomène s’explique par les lectures des rédacteurs des versions écrites successives, mais aussi par le fait que les données pouvaient provenir de traditions diverses conservées par les lignages cuzquéniens, autrement dit, hors de la tradition qui incluait les rois du Cuzco I et de Tampu T’uqu.


5. Conclusions

1. La tradition enregistrée par Montesinos et celles qu’ont transcrites d’autres chroniqueurs contiennent des faits de narration.

2. Les faits de narration sont justiciables d’une analyse au même titre que n’importe quelle affirmation tirée d’une source historique.

3. Les faits de narration ne doivent pas être confondus avec les faits historiques, autres constructions des historiens à l’étape suivante de leur travail.


Bibliographie

  • Acosta (Joseph de), Historia natural y moral de las Indias en que se tratan de las cosas notables del cielo / elementos / metales / plantas y animales dellas / y los ritos / y ceremonias / leyes y gobierno de los indios compuesto por El P. Joseph de Acosta, religioso de la Compañía de Jesús, Juan de León, Sevilla 1590. Édition de Edmundo O’Gorman avec introduction, trois appendices et table des matières. Mexico, Fondo de Cultura Económica, 1979 [1590].

  • Betanzos (Juan de), Suma y narrración de los Incas. Introduction, transcription et notes de María del Carmen Martín Rubio. Madrid, Atlas, 1987 [1551].

  • Cotovictus (Joannes), Itinerarium Hierosolymitanum et Syriacum, in quo variarum gentium mores et instituta ; insularum, regionum, urbium situs una ex prisci recentiorisq. saeculi usu ; una cum eventis quae auctori terrae mariq. acciderunt, dilucide recensentur. Accessit synopsis reipublicae Venetae. - Auctore Joanne Cotovico,…, Anvers, Hieronymum Verdussium, 1619.

  • Molina (Christoual de), Relacion de las fabvlas i ritos de los Ingas hecha por Christoual de molina cura de la parroquia de N[uestra] S[eñor]a de los Remedios de el Hospital delos Naturales de la ciudad de el Cuzco dirigida aL reuerendissimo Señor Obispo don Sebastian de el Artaum del conseJo de su Mag[esta]d. 1575? [manuscrit conservé à Madrid, Bibliothèque Nationale, n° 3169].

  • Montesinos (Fernando de), Ophir De españa. Memorias Historiales I politicas del pirv. vaticinios de sv descvbrimiento i conversion por los reies chatolicos i singvlares epitetos qve por ello se les da en la sagrada escriptvra Al rei N[uestro] S[eñor] Philipo IV el grande monarca de anbos mvndos avtor el liz[encia]do d. Fernando montesinos presbitero natvral de osuna. 1644 [manuscrit conservé à Séville, Bibliothèque Universitaire, n° 332-25].

  • Oliva S. J. (Giovanni Anello), Historia del reino y provincias del Perú y vidas de los varones insignes de la Compañía de Jesús. Édition, introduction et notes de Carlos M. Gálvez Peña. Lima, Fondo editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú, 1998 [1631].

  • Relación de la descendencia, gobierno y conquista de los Incas. Prologue et épilogue de Juan José Vega. Lima, Ediciones de la Biblioteca Universitaria, 1974 [1542 / 1608].

  • Szemiński (Jan), « La tradition orale comme source historique. Le "Livre II" du Ophir de España de Fernando de Montesinos », Annales. Histoire, Sciences Sociales (Paris) 61 (2), mars-avril 2006, pp. 299-336.

  • Szemiński (Jan), Un ejemplo de larga tradición histórica andina : Libro 2° delas Memorias antiguas historiales y políticas del Pirú redactado por Fernando de Montesinos. Madrid / Francfort, Iberoamericana / Vervuert (Coll. “Tiempo Emulado”), 2009.


Notas


(1). Juan de Betanzos, Suma y narrración de los Incas, transcription, notes et prologue de María del Carmen Martín Rubio, Madrid, Atlas, 1987 [1551].

(2). Christoual de Molina, Relacion de las fabvlas i ritos de los Ingas hecha por Christoual de molina cura de la parroquia de N[uestra] S[eñor]a de los Remedios de el Hospital delos Naturales de la ciudad de el Cuzco dirigida aL reuerendissimo Señor Obispo don Sebastian de el Artaum del conseJo de su Mag[esta]d, 1575[?], fol. 1r-2v [manuscrit conservé à la Bibliothèque Nationale, Madrid, numéro 3169].

(3). Les khipu kamayuq étaient les responsables du maniement des khipu.

(4). Paqariq Tampu était le lieu de naissance mythique de Manqu Qhapaq, fondateur de l’Empire inca, et de ses frères.

(5). Relación de la descendencia, gobierno y conquista de los Incas, prologue et épilogue de Juan José Vega, Lima, Ediciones de la Biblioteca Universitaria, 1974 [1542 / 1608].

(6). Visitador : inspecteur ; beaucoup étaient chargés de la lutte contre l’idolâtrie.

(7). Conservé à la Bibliothèque Universitaire de Séville (manuscrit n° 332-25).

(8). Giovanni Anello Oliva S. J., Historia del reino y provincias del Perú y vidas de los varones insignes de la Compañía de Jesús, édition, prologue et notes de Carlos M. Gálvez Peña, Lima, Fondo editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú, 1998 [1631], pp. 95-96.

(9). Je synthétise ici les résultats d’un travail publié en 2006 : Jan Szemiński, « La tradition orale comme source historique. Le "Livre II" du Ophir de España de Fernando de Montesinos », Annales. Histoire, Sciences Sociales (Paris) 61 (2), mars-avril 2006, pp. 299-336.

(10). La numérotation des règnes remonte probablement à l’anonyme auteur indien ou métis originaire du Pérou méridional, mais elle a été modifiée par l’Espagnol résidant à Quito qui a éliminé certains rois pour que sa liste comporte exactement cent souverains.

(11). Le numéro placé entre crochets indique la page du manuscrit sévillan.

(12). Les ziq’i (terme qui a donné « ceques » par hispanisation), étaient des lignes imaginaires qui se déployaient radialement autour d’un lieu sacré – le plus important étant la capitale de l’Empire – et unissaient les différents sanctuaires placés dans la même direction par rapport au centre.

(13). La numérotation des rois qui figure dans ce travail a été établie en éliminant les doublons dus à l’auteur anonyme de Quito et à Montesinos lui-même. Au sein de chaque règne, j’ai numéroté les faits de narration en partant du chiffre 1, selon leur ordre d’apparition dans le récit.

(14). La position paradoxale d’Inqa Ruq’a, normalement 6ème Inca de la dynastie mais placé ici au premier rang des Incas du 2ème Cuzco, résulte de deux anomalies : la première est une inversion avec Zinchi Ruq’a (voir ci-dessous), normalement 2ème Inca ; la seconde est la disparition de Manqu Qhapaq, fondateur de la dynastie.  Cette disparition s’explique selon toute vraisemblance par le désir de limiter à cent le nombre des souverains de la liste générale.

(15). Sous l’Empire inca, les yana étaient des individus dépourvus d’affiliation ethnique, en général employés à des travaux serviles.

(16). Ce terme qui, par hispanisation, a donné celui de « Andes », désignait de façon générique les populations selvicoles du piémont amazonien et de la plaine de l’Amazone.

(17). Cet aspect fait l’objet d’une discussion dans mon ouvrage récemment paru : Jan Szemiński, Un ejemplo de larga tradición histórica andina : Libro 2° de las Memorias antiguas historiales y políticas del Pirú redactado por Fernando de Montesinos, Madrid / Francfort, Iberoamericana / Vervuert (Coll. “Tiempo Emulado”), 2009.

(18). Il s’agit de l’ouvrage suivant : Joannes Cotovictus, Itinerarium Hierosolymitanum et Syriacum, in quo variarum gentium mores et instituta ; insularum, regionum, urbium situs una ex prisci recentiorisq. saeculi usu ; una cum eventis quae auctori terrae mariq. acciderunt, dilucide recensentur. Accessit synopsis reipublicae Venetae. - Auctore Joanne Cotovico,…, Anvers, Hieronymum Verdussium, 1619.

(19). «Todavía las hojas secas sirvieron a D. Alonso de Arcila (como él dice) para escrebir en Chile alguos pedazos de la Araucana» (Joseph de Acosta, Historia natural y moral de las Indias en que se tratan de las cosas notables del cielo / elementos / metales / plantas y animales dellas / y los ritos / y ceremonias / leyes y gobierno de los indios compuesto por El P. Joseph de Acosta, religioso de la Compañía de Jesús, Juan de León, Sevilla 1590, éd. de Edmundo O’Gorman, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 1979 [1590], livre 4, chap. 21, p. 180).