Ordonner le chaos: unité et diversité des versions du mythe d'Inkarrí

Aurélie Omer

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♦ Aperçu méthodologique
♦ La principale difficulté : délimiter le corpus
♦ L'autre difficulté : le manque de fiabilité des sources
♦ Inkarrí et les grands mythes mondiaux
♦ L'identification des constituants élémentaires des versions du mythe
♦ Approche structurale
♦ L'analyse diachronique
♦ La répartition géographique
♦ Essai de regroupement des versions du mythe sur la base de leurs similitudes formelles
♦ Conclusion

♦ Bibliographie




Table des matières





















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Le mythe d’Inkarrí est le plus connu des mythes andins. Par sa large diffusion au Pérou, particulièrement dans sa moitié méridionale, par les aspirations messianiques qui s’y manifestent, sous la forme notamment du retour de l’Inca, il est considéré comme l’expression par excellence de la mémoire collective des populations andines.

Le fait que le grand écrivain péruvien José María Arguedas se soit intéressé à Inkarrí a également contribué à en assurer la notoriété. C’est en 1955 que l’anthropologue Efraín Morote Best publia la première version du mythe. Séduit par sa force épique et la richesse de son symbolisme, Arguedas s’y intéressa immédiatement, recueillant deux versions à Puquio, dans le sud du département d’Ayacucho, d’où il était originaire. Dès 1956, il publia une transcription de ces deux versions et d’une troisième issue de la même localité, accompagnée d’une étude approfondie.

Le nom d’Inkarrí est un composé hybride hispano-quechua né de la déformation, sous l’influence de la phonétique quechua, des mots Inka rey, autrement dit le « roi inca ». Ce nom est la désignation la plus courante du protagoniste principal du mythe, un souverain autochtone, souvent d’origine divine, destitué puis mis à mort par des envahisseurs étrangers.

Dans le demi-siècle écoulé depuis les premières publications, de nombreuses autres versions ont été recueillies et ont fait l’objet d’une édition, couvrant un vaste domaine géographique. Nous en avons recensé 62 variantes, chiffre d’ailleurs approximatif du fait de la très notable disparité du contenu des versions, d’où la difficulté, pour certaines d’entre elles, de se prononcer sur leur appartenance réelle au mythe. Par ailleurs, des indications de plusieurs auteurs, il se dégage que ce corpus ne constituerait qu’une faible fraction des versions existantes.


Aperçu méthodologique

Cette profusion, toutefois, n’a jusqu’à présent suscité que des travaux parcellaires. Convaincue qu’une étude globale était indispensable, nous avons décidé d’en faire le thème d’un mémoire de master 2 puis d’une thèse de doctorat, actuellement en cours. Les recherches que nous menons dans cette perspective se fixent essentiellement l’objectif de rendre intelligibles les versions du mythe en projetant successivement sur elles des éclairages divers et complémentaires.

Ces « coups de projecteur » relèvent de deux approches distinctes : d’une part, une approche synchronique, c’est-à-dire indépendante du temps, qui vise à établir la signification – ou, plus exactement, les diverses significations – du mythe d’Inkarrí ; d’autre part, une approche diachronique, accordant la primauté au facteur temps, qui vise à reconstituer son histoire. À chacune de ces deux approches correspondra une partie du futur ouvrage en préparation, structuration que nous avons également retenue pour la présente contribution.

Dès lors que la deuxième partie est consacrée à l’évolution du mythe, elle accorde une place très importante aux rapports de parenté entre les versions. Elle relève donc pleinement du thème des « filiations textuelles » sous le signe duquel se déroule notre journée d’étude. La première partie elle-même n’est pas sans rapport avec ce thème. Dégager le sens des différentes variantes d’Inkarrí suppose en effet de mettre en évidence les oppositions les plus pertinentes au sein du corpus et, par conséquent, de procéder à un classement. Or, celui-ci se heurte à de réelles difficultés qui expliquent le titre de cet exposé – « ordonner le chaos » – et que nous voudrions évoquer pour commencer.


La principale difficulté : délimiter le corpus

Si l’on interrogeait ceux qui connaissent l’existence du mythe d’Inkarrí sur le contenu de celui-ci, la réponse majoritaire serait probablement qu’il relate la défaite du souverain andin Inkarrí face au roi d’Espagne, sa mise à mort par décapitation, l’enfouissement sous terre, en des endroits très distants, des deux parties de son corps, la lente croissance souterraine de celles-ci, puis finalement, dans un futur indéterminé, leur jonction, laquelle provoque tout à la fois la résurrection d’Inkarrí, la fin de la domination étrangère et le début d’une ère nouvelle. Ce scénario, qui est le plus connu, n’est pas faux mais il ne correspond qu’à une petite minorité de versions, pour la plupart localisées dans le département d’Ayacucho (1).

Les autres s’en distinguent par des écarts parfois minimes, mais parfois aussi considérables. Dans beaucoup de variantes, le nom d’Inkarrí n’apparaît pas. Les désignations des autres protagonistes sont elles aussi fluctuantes, particulièrement celle de l’adversaire d’Inkarrí, dénommé, selon les cas, Españarrí, Pizarro, Sucristus, el Presidente, el Inka de los españoles ou encore Kolka et Shulka. Mais, surtout, c’est la nature de ces protagonistes qui est sujette à d’importantes variations. Le rival d’Inkarrí peut être un autre souverain andin, fréquemment nommé Collarí, auquel cas la lutte qui les oppose relève plus de la compétition que d’une invasion étrangère. Mais il peut aussi s’agir d’un être mythique ou d’une divinité. Ainsi, dans certaines versions, il appartient à la catégorie des ñaupa machu (ancêtres primordiaux) ou à celle des apu (« seigneurs ») qui s’incarnent dans les montagnes (2). Enfin, les exemples abondent de versions dont la trame narrative diffère totalement de celle que nous avons citée plus haut. Dans celle de Collaguas (vallée de Colca, département d’Arequipa), Inkarrí possède le statut de divinité et, en tant que tel, régit la succession des étages écologiques depuis la puna (steppe de très haute montagne) jusqu’à la côte (3).

Dans ces conditions, le problème immédiat qui se pose au chercheur est celui de la délimitation du corpus. Si le cycle d’Inkarrí est une nébuleuse de versions très disparates, sur quels critères peut-on en fixer les frontières ? En ce qui nous concerne, soucieuse de ne pas exclure une variante qui, quoique très éloignée des autres, pourrait présenter un intérêt pour notre étude, nous avons arrêté le principe de retenir toute version partageant au moins un trait caractéristique (nom, fonction d’un personnage dans le récit, épisode…) avec plusieurs autres.


L’autre difficulté : le manque de fiabilité des sources

À titre un peu plus accessoire, le chercheur est confronté au manque de fiabilité des informateurs autochtones auprès de qui sont recueillies les versions d’Inkarrí. Au cours des deux séjours de terrain que nous avons effectués au Pérou, le premier de février à juillet 2007 et le second d’octobre à décembre 2008, il nous a été donné d’observer les réticences qu’ils manifestent en présence d’un chercheur étranger, attitude qui peut déboucher sur la tentation d’occulter ou de travestir certaines parties du mythe. Un cas typique, rapporté il y a plus d’un quart de siècle par Abdón Yaranga Valderrama – notons que celui-ci est péruvien – se révèle d’autant plus intéressant qu’il concorde avec une expérience que nous-même avons tout récemment vécue au Pérou. Au cours d’un travail de terrain dans la province de Fajardo (département d’Ayacucho, Pérou), l’universitaire péruvien recueillit d’Alberto Quispe Conde, de la communauté d’Auquilla, un long récit en quechua retraçant le passé mythique des Indiens de la région. L’une des composantes de ce récit, Re Inka Pacha (« Le temps du Roi Inca »), présente de telles similitudes avec les versions qui nous intéressent que son appartenance au cycle d’Inkarrí ne souffre aucune discussion. Mais au moment où Yaranga Valderrama s’attendait à voir abordé l’épisode décisif de l’intrusion des Espagnols, l’informateur termina rapidement sa narration en se bornant à préciser qu’une guerre avait éclaté entre les Espagnols et les Péruviens et que le Roi Inca était mort. Les questions insistantes du chercheur n’entraînèrent que des réponses évasives d’Alberto Quispe qui argua de son ignorance. Pourtant, quelques jours plus tard, ce dernier vint lui-même à la rencontre de son interlocuteur et lui communiqua la fin du mythe, marquée par la décapitation du Roi Inca, l’enfouissement de sa tête, la lente régénération du corps entier à partir de celle-ci, l’anéantissement de tous les mistis – les non Indiens – par les rayons du soleil et l’avènement d’une ère d’abondance et d’harmonie (4).

C’est dans des circonstances très voisines que nous avons recueilli une nouvelle version du mythe auprès d’un informateur originaire de la communauté de Quero. Nous avons en effet jugé intéressant, lors de notre second séjour, de nous arrêter dans cette localité afin de comparer l’état actuel du mythe avec les versions recueillies il y a plusieurs dizaines d’années. Dans cet esprit, nous avons eu l’occasion de nous entretenir à plusieurs reprises avec don Lorenzo Quispe. Ces échanges, facilités par sa bonne maîtrise du castillan, n’ont débouché dans les premiers temps que sur des récits assez généraux qui retraçaient l’épisode de la guerre des Incas contre les Espagnols. Plusieurs détails avaient cependant attiré notre attention et nous avaient amenée à penser que le mythe d’Inkarrí était sous-jacent. Malheureusement ce jour-là, nos questions allaient rester sans réponse.

Au fil des entretiens, nous avons vu les récits se modifier. Don Lorenzo avait tendance à occulter certains détails en accusant sa mémoire capricieuse, à se montrer très évasif, allant même parfois jusqu’à se contredire : « Sí ¡ Qué bárbaros ! Todos los españoles lo mataron. [Un long silence] De repente, no lo mataron, de repente escapó. Esas gentes antiguas siguen viviendo en la selva. Los Incas allí viven, creo que viven » (5).

Don Lorenzo nous confia un jour, presque dans un sourire, que c’était avec patience et persévérance que nous allions trouver réponse à nos questions. Ainsi nous avons multiplié nos entretiens pour finalement reconnaître le mythe tel que nous le connaissons aujourd’hui sous le nom d’Inkarrí et Collarí. Cette attitude très circonspecte de notre informateur s’est manifestée notamment à propos de l’identité de l’Inca. Lors de notre première rencontre, don Lorenzo avait travesti Inkarrí en un certain Inca Paucar, dont les exploits et le destin faisaient étrangement écho à ceux d’Inkarrí. Soucieuse de ne pas nous montrer trop insistante, nous avons laissé libre cours à son récit. C’est seulement lors du dernier entretien que don Lorenzo admit qu’il faisait en réalité allusion à Inkarrí. Ces fluctuations ne vont pas sans poser parfois de véritables énigmes. Ainsi, alors que le premier récit aborde presque immédiatement l’épisode décisif de la rencontre avec les Espagnols, le second n’y fait aucune allusion. Seule la phrase suivante laisse deviner leur présence dans le mythe : « Los abuelos siempre hablaron parte de los Incas, como están construyendo. De repente después dos o tres Incas, contaron los abuelos, estarán escapando en Ciudad del Paichi, pero están ocultados, pero vivos ». L’emploi du verbe « échapper » suggère que les Incas tentaient de se dégager de l’étreinte d’un ennemi, lequel, si l’on se réfère au récit précédent, ne peut s’identifier qu’aux Espagnols.

Cette attitude très réservée, pour ne pas dire fuyante, nous l’avons retrouvée chez don Pascual Apaza Flores, également originaire de la communauté de Quero, qui, lorsqu’il évoqua la fuite de l’Inca, cita tout d’abord le lieu appelé Papamuntu, avant de nous confier qu’il s’agissait en réalité de Paititi, invoquant non sans humour la nécessité de préserver certains secrets : « hay que guardar un poco de secreto » (6).

Nous ajouterons que les sources orales ne sont pas les seules à être sujettes à caution : les sources écrites, également, demandent à être maniées avec prudence, à en juger par un cas que nous avons relevé dans l’autobiographie d’un Indien monolingue quechuophone de la région de Cuzco, Gregorio Condori Mamani, recueillie en 1975 par Ricardo Valderrama Fernández et Carmen Escalante Gutiérrez (7). L’un des chapitres de cette autobiographie présente de telles similitudes avec le mythe d’Inkarrí que nous devons la considérer comme une version au même titre que les autres. À un moment donné du récit, nous rencontrons la séquence quechua suivante : « Ima llank’anatan qonayta munankichis ? », ainsi traduite : « ¿ Qué trabajo quieren que les dé ? ». Le terme quechua llank’ana a été traduit « trabajo », alors que le contexte implique sans ambiguïté le sens d’« instrument » (le suffixe -na indique l’instrument avec lequel s’effectue l’action verbale, ici « travailler »), autrement dit les machines diverses que Dieu a offert aux Espagnols. En l’occurrence, la responsabilité du contresens revient, non à Condori, mais à ceux qui ont recueilli son récit et l’ont traduit en espagnol.

Un autre exemple nous est fourni par la version de Quero recueillie en 1955 par Oscar Núñez del Prado auprès de Carmen Flores. L’informatrice s’exprimait en quechua et son récit, reproduit dans sa langue originelle, est accompagné d’une traduction en espagnol. Une version française est par ailleurs disponible dans un article ultérieur d’Henrique Urbano. Or la première de ces traductions diffère parfois sensiblement de sa source. Nous en donnerons pour illustration une lacune qui transparaît de la comparaison de trois passages homologues évoquant les traces laissées sur certains rochers de Quero par Inkarrí, lorsqu’il s’y est assis. Comme on peut le constater, la version espagnole est notablement réduite par rapport aux deux autres, fait d’autant plus gênant que la précision manquante (la marque du postérieur et des testicules d’Inkarrí) figure dans plusieurs autres versions :

  • Version originale du récit (quechua) : « hinaspas yapa kay Q’erunta pasaspa yunka monte ukhuman chinkaripun, chay pasasqan sut’illa rumipi, yupin kashian, chay inkaq-yupin nisqa rumipi. Muju rumipipas sut’illan, sikimpa, q’orotampa señalasqan, pujtu-p’ujturaq nit’isqa hina tiyaykusqan kashian. »

  • Version espagnole de l’éditeur : « pasando por Q’ero, se internó en la selva, no sin antes dejar testimonio de su paso en las huellas que se ven en "Mujurumi" e "Inkaq Yupin" ».

  • Version française d’Henrique Urbano : « Il est revenu à Q’ero et s’est perdu dans la ceja de la selva. Il a laissé des traces de son passage sur la pierre Inkaq-Yupin. Mujurumi porte aussi les empreintes de son derrière et de ses testicules ».

Ayant pris conscience des difficultés de l’étude, nous allons maintenant nous tourner vers notre corpus, selon une approche qui sera d’abord synchronique puis, dans un deuxième temps, diachronique. La première aura pour finalité de dégager le sens des versions d’Inkarrí. Plusieurs méthodes seront successivement utilisées à cet effet.


Inkarrí et les grands mythes mondiaux

Il nous est apparu que certaines composantes essentielles du cycle d’Inkarrí présentaient des affinités remarquables avec divers grands mythes mondiaux et que ces derniers seraient susceptibles, même s’ils sont issus de cultures qui n’ont pas entretenu de contacts avec la civilisation andine, d’éclairer les premières.


1. Les mythes de résurrection

De façon évidente, Inkarrí s’apparente aux mythes dits de résurrection. Le plus connu est sans aucun doute celui d’Osiris, mythe issu de l’Égypte ancienne. Selon la légende, Geb, le dieu de la terre, aurait donné en partage le monde à ses deux fils, Osiris et Seth. Alors qu’Osiris régnait en souverain bienfaiteur sur la Terre Noire d’Égypte, Seth régnait sur les contrées désertiques et hostiles de la Terre Rouge. Jaloux et avide de pouvoir, Seth met au point un piège machiavélique pour assassiner son frère, dont le corps mutilé allait être retrouvé par sa sœur et épouse Isis. En effet, cette dernière part en quête du corps de son défunt mari, tué par son propre frère, rassemble ses membres épars, parvient à le ressusciter et donne naissance à un fils, Horus, qui vengera son père et lui succédera.

Au titre des mythes de résurrection, on peut encore citer, pour la civilisation maya, celui des héros jumeaux Hunahpú – le frère – et Ixbalamqué – la sœur – qui constitue le thème du Popol Vuh, récit traditionnel des Indiens Quiché du Guatemala. Selon le mythe, les deux jumeaux, qui excellaient au jeu de balle, entreprennent un voyage à Xibalbá, le royaume des Enfers. Parvenus à destination, ils doivent y soutenir de terribles luttes contre les êtres infernaux Hun Camé et Vucup Camé qui multiplient les épreuves pour les éliminer. Après avoir triomphé de toutes les épreuves et vaincu ses redoutables adversaires, Hunahpú est finalement décapité dans une grotte par un vampire céleste. Ixbalamqué reste alors seule parmi les êtres maléfiques et imagine un stratagème pour défendre et sauver la tête de son frère. Puis elle va solliciter l’aide des dieux pour le ramener à la vie. Une fois Hunahpú ressuscité, les jumeaux affrontent une dernière fois les Seigneurs de Xibalbá au jeu traditionnel de balle. Les Camé ayant remporté l’épreuve, un grand brasier est allumé dans lequel les héros sont jetés. Pour s’assurer qu’ils ne reviendront pas, les restes de leurs os sont broyés sous une meule et jetés à la source du fleuve. Mais les os moulus se déposent au fond des eaux et se changent en deux adolescents. De retour au royaume de Xibalbá, les jumeaux mettent au point un piège ingénieux pour se venger, et par un tour de magie sacrifient les Seigneurs infernaux.

Indépendamment du fait qu’ils célèbrent tous les trois la résurrection d’un héros, les mythes d’Osiris, des jumeaux du Popol Vuh et d’Inkarrí présentent plusieurs points communs. Le plus manifeste est que les thèmes de la mort et de la résurrection y sont liés au monde souterrain. Dans les trois cas, le ou les héros descendent après leur mort dans les entrailles de la terre-mère. Cette caractéristique leur confère la nature de divinités chthoniennes, liées au cycle naturel qui voit la végétation demeurer sous terre pendant une partie de l’année avant d’apparaître au grand jour au printemps. Cette fonction intègre les connotations mythiques de la renaissance, de l’éternel retour.

Les trois mêmes mythes ont également en commun les thèmes de la décapitation et/ou du démembrement : Inkarrí est décapité, Osiris démembré et les jumeaux du Popol Vuh décapités et démembrés. Les trois cas apparaissent d’ailleurs comme des variantes très voisines, l’essentiel étant que l’acte destructeur donne lieu à une possibilité de reconstitution. À cet égard, la décapitation comme le démembrement sont riches en potentialités de création mythologique. L’une d’elles est la réunion des parties séparées, dans une perspective de régénération. Notons que celle-ci peut aussi s’exprimer – et nous en trouvons une illustration dans le mythe d’Osiris – par la naissance d’un fils (Horus), conçu en tant que prolongement de la chair du défunt et instrument de sa vengeance (8). Une autre voie de création mythologique est le retour du héros qui, après une première défaite, s’emploie à faire triompher le bien sur le mal. Cette richesse symbolique explique la dimension universelle et atemporelle du mythe.

Si nous nous intéressons aux cas d’Inkarrí et d’Osiris spécifiquement, nous remarquons qu’ils se rejoignent sur d’autres plans encore, entre autres sur la paternité solaire du protagoniste, sur son adelphogamie – dans plusieurs versions d’Inkarrí, celui-ci est pourvu d’une sœur-épouse – et sur son rôle de héros civilisateur, enseignant aux hommes des pratiques, agricoles notamment, dont ils retireront des bienfaits.


2. Les mythes de compétition

Inkarrí, ou tout au moins certaines de ses versions – celles, notamment, qui portent sur la rivalité de deux rois autochtones –, peut également être compris comme un mythe de compétition. Les versions en question évoquent la lutte de deux héros, Inkarrí qui représente la zone quechua et Collarí qui incarne la région aymarophone du haut-plateau du Collao. La compétition qui les oppose prend la forme d’une succession de défis. Le premier consiste à manger le plus rapidement possible des aliments que s’échangent les concurrents. Ceux-ci se mesurent ensuite dans une course dont l’enjeu est la prospérité de la région que représente le vainqueur. Enfin, prend place l’épreuve du lancer d’une barre en or, dont la finalité est la détermination de l’endroit où sera fondée la ville de Cuzco (9). Ces versions rendent compte symboliquement de l’organisation du monde autochtone et plus particulièrement de la correspondance entre les peuples et les territoires.

Le sens et le symbolisme de ces versions d’Inkarrí qui relèvent de la compétition se retrouvent dans d’autres mythes issus de cultures très différentes, notamment les cultures orientales. On peut citer la grande épopée indienne connue sous le nom de Mahâbhârata qui retrace la guerre que se livrent les Kaurava et les Pandava, deux clans rivaux de la tribu des Bhârata.Un jour, Les Kaurava vont défier l’aîné des Pandava en lui proposant une partie de dés. Le jeu, en réalité, est truqué. Le chef Pandava accepte et perd tour à tour ses richesses et son royaume. À la fin, il ne lui reste plus que sa femme. Il la joue et perd à nouveau. Le thème du pari et de la femme otage du vainqueur rappelle les versions d’Inkarrí et Collarí. Citons encore l’exemple d’un mythe de l’archipel indonésien de Solor, celui des frères ennemis. Il met en scène la rivalité de deux groupes, les Deniers et les Padjir, et, ce faisant, explique en termes symboliques la compétition permanente qui oppose des frères pour la domination de l’archipel.


3. Les mythes de justification de l’ordre établi


Enfin, certaines séquences de versions d’Inkarrí remplissent une fonction de justification de l’ordre établi. La version de Cuzco qui, comme nous le savons, constitue un chapitre de l’autobiographie de Gregorio Condori Mamani, nous offre un exemple éclairant de ce type de séquence. Cette version dépeint une réalité tragique, celle d’une société profondément divisée entre un secteur créole moderne et prospère, et un secteur indien archaïque et misérable. Gregorio Condori Mamani s’appuie sur le mythe pour expliquer cette triste réalité. En des temps très anciens, nous dit-il, Dieu convoqua ses créatures et leur offrit de formuler une demande. Les Indiens qui, à cette époque, avaient atteint un niveau bien supérieur à celui des Espagnols, repoussèrent avec dédain l’aide divine : « No necesitamos nada, sabemos de todo ». Au contraire, les Espagnols, alors attardés, n’eurent pas de scrupule à tirer profit de l’offre de Dieu : « en el pueblo de España, todos eran ambiciosos y le habían pedido [a Dios] de todo ». Le résultat fut que le retard et la modernité changèrent de camp : « Por eso ahora, nosotros los runas, no sabemos hacer caminar las máquinas, los carros, esos aparatos que caminan por lo alto como pájaros : helicópteros, aviones » (10). Ainsi se trouve justifiée la situation présente qui est vécue comme une domination subie. Mais, comme le mythe s’adresse aux dominés, il les valorise en les présentant comme intrinsèquement supérieurs. Leur condition présente n’est due qu’à une circonstance fortuite, en l’occurrence la stupidité des ancêtres qui estimèrent superflue l’aide de Dieu.


L'identification des constituants élémentaires des versions du mythe

Un examen attentif des versions d’Inkarrí débouche sur le constat de similitudes marquées avec des sources diverses, d’origine coloniale ou contemporaine. Cette disparité est l’un des facteurs principaux de l’impression d’hétérogénéité qui se dégage du corpus. Néanmoins, il ressort d’un relevé systématique que les séquences sur lesquelles portent les similitudes peuvent être regroupées en un nombre réduit – cinq selon nous – de familles. Celles-ci sont représentatives de ce que nous appellerons les constituants élémentaires des versions d’Inkarrí. Ils ont pour caractéristique d’être présents, sous des formes très diverses, dans un grand nombre de versions. Il nous est apparu opportun d’en effectuer un recensement, toujours au titre de l’approche synchronique visant à dégager les significations du mythe.


Première composante : les mythes d’origine préhispanique


La première famille de constituants élémentaires rassemble des fragments de mythes d’origine préhispanique. Le plus important retrace la genèse de la dynastie inca, du Cuzco et de l’Empire. Il figure, sous des formes diverses mais voisines, dans plusieurs chroniques des XVIe et XVIIe siècles. Quoique ces ouvrages aient été écrits pendant la période coloniale, les récits mythologiques qui y figurent entretiennent avec ceux d’avant la Conquête un lien de continuité évident.

D’assez nombreuses versions s’accordent à montrer le personnage d’Inkarrí errant, une barre d’or à la main, en quête du lieu où il pourrait fonder une ville qui, en général, est explicitement présentée comme étant celle de Cuzco (11). On note toutefois, autour de ce thème principal, de sensibles variations. Ainsi, l’acte de fondation de la ville peut survenir indépendamment de l’épisode de la barre d’or (12). Il arrive également que cette barre soit présente mais que l’enjeu de son utilisation soit la fondation, non de Cuzco, mais de Lima(13). Le héros, pour sa part, est susceptible de se dédoubler (14) et, lorsque ce n’est pas le cas, son nom est sujet à d’importantes fluctuations (Inkarrí, Inkariy, Inca Qhapaq, el Inka del Cuzco, Inkarrey, el Inca Rey, Inca Riy, el Inca). En dépit de ces différences, on reconnaît sans peine un épisode essentiel du mythe des frères Ayar, tel qu’il a été rapporté par divers chroniqueurs des XVIe et XVIIe siècles, notamment Pedro Sarmiento de Gamboa dans son Historia índica (15), l’Inca Garcilaso de la Vega dans la première partie des Comentarios Reales de los Incas (16) et Bernabé Cobo dans son Historia del Nuevo Mundo (17). Selon ces sources, les quatre frères Ayar, chacun accompagné d’une épouse, parcouraient le sud du Pérou à la recherche du lieu prédestiné à abriter la future capitale impériale. Il revint à l’un d’eux, nommé Ayar Manco, de réaliser la prophétie. Il fonda Cuzco, prit le nom de Manco Capac et, avec sa sœur-épouse Mama Ocllo, engendra la lignée des Incas. Le mythe moderne attribue donc à Inkarrí les exploits qui, dans ceux qui ont été recueillis aux XVIe et XVIIe siècles, sont prêtés à Manco Capac. Les analogies ne se limitent pas à l’épisode de la barre d’or, à la création de la ville de Cuzco et à la fondation de la dynastie des Incas : nous remarquons que les deux héros sont adelphogames, fils du Soleil, et enfin perçus comme des héros culturels. On appelle ainsi des personnages dont la fonction est de civiliser l’humanité en lui transmettant des connaissances – notamment des techniques agraires – utiles à son développement. Tel est bien le cas, dans le mythe des frères Ayar, du couple constitué par Manco Capac et Mama Ocllo et, dans plusieurs versions de notre mythe, de celui que forment Inkarrí et sa sœur-épouse. Notons que celle-ci est réputée avoir enseigné aux femmes le tissage. Ce lien entre le corpus moderne du mythe d’Inkarrí et les traditions recueillies après la Conquête sur les origines des Incas ne laisse planer aucun doute sur la présence, dans le premier, d’importants vestiges du passé préhispanique.

Un autre de ces vestiges est le thème de la compétition qui domine les versions opposant Inkarrí à un autre souverain autochtone, généralement appelé Collarí. Dans ces versions, les deux rivaux se mesurent à l’épreuve du lancer, sachant que le vainqueur obtiendra en récompense la ville de Cuzco et la domination politique qui l’accompagne. Ici, la thèse de l’origine préhispanique de cette composante du mythe ne trouve guère de point d’appui dans les chroniques des XVIe et XVIIe siècles. En sa faveur, on peut en revanche invoquer divers éléments, de nature autre que mythologique et souvent récents, mais qui plongent leurs racines dans le Pérou d’avant la Conquête. L’un d’eux est l’œuvre théâtrale en quechua Sumaq T’ika, du dramaturge péruvien Nicanor Jara(18). Composée récemment (fin du XIXe siècle) (19), la pièce s’inspire néanmoins de la tradition orale de la région de Cuzco que l’auteur, natif d’Urcos, connaissait bien (20). Dans cette pièce, le thème de la compétition s’exprime par la rivalité de deux prétendants épris d’une jeune et belle princesse. Pour les départager, le père de la jeune fille promet la main de celle-ci à qui fera parvenir l’eau au village, car la terre y était si aride qu’aucune plante ne pouvait y pousser. Nous retrouvons dans la pièce le schéma tripartite des versions d’Inkarrí centrées sur la compétition : la rivalité, l’épreuve, la récompense.

Le thème de la compétition est également présent, à l’évidence, dans les batailles rituelles généralement appelées tinku (« rencontres »), toujours en vigueur de nos jours, qui opposent périodiquement les deux moitiés d’une même communauté. Fondés sur la structure fondamentalement dualiste de la société andine, ces affrontements ont une origine indiscutablement préhispanique. Le pèlerinage du Quyllurit’i, étudié notamment par l’anthropologue Antoinette Molinié, est le théâtre de tels engagements. Il voit s’affronter deux groupes de danseurs, les capac colla qui incarnent les habitants des hautes terres et les cara chunchu qui incarnent les Indiens de la forêt tropicale (21). Ce symbolisme, qui rappelle la dimension ethnique du combat d’Inkarrí et de Collarí, est cohérent avec la situation du lieu qui voit se dérouler le pèlerinage : il s’agit d’un glacier situé à l’est de Cuzco, non loin du piémont amazonien et, par conséquent, à la frontière de deux étages écologiques, celui de la haute montagne et celui des terres d’altitude moyenne qui descendent vers la plaine de l’Amazone. Tout aussi significatives sont les batailles rituelles, évoquées par Antoinette Molinié dans un travail antérieur, qui ont pour cadre la communauté de Yucay dans le département de Cuzco. Leurs protagonistes sont les villageois des moitiés du haut et du bas, lesquelles sont symboliquement séparées par une rue appelée La Raya. Or, ce nom est aussi celui de la ligne de partage des eaux entre le bassin du Cuzco et le haut-plateau péruviano-bolivien qui marque également la séparation entre les mondes quechua et aymara (22). Nous retrouvons l’opposition Inkarrí / Collarí qui est au cœur d’une partie des versions de notre mythe. La comparaison de ces versions et du tinku de Yucay peut d’ailleurs être poussée plus loin. Dans les premières, c’est souvent à la fronde (warak’a), arme andine par excellence, que luttent Inkarrí et Collarí. C’est ce même instrument qu’utilisent les participants du tinku. À Yucay, deux jeunes hommes sont désignés pour représenter les deux groupes en présence. Celui qui vise le plus juste et parvient à toucher l’autre permet à son groupe d’avancer et d’occuper une partie du territoire adverse. Là encore, donc, le conflit a pour enjeu une domination territoriale. Enfin, dans Inkarrí, la compétition des deux souverains rivaux trouve fréquemment sa conclusion dans le viol par le vainqueur de la fille du vaincu. Le sang versé par cette dernière fait écho à celui que versent les victimes du t’inku comme offrande à la Pachamama, afin de s’assurer d'abondantes récoltes pendant l’année agraire qui s’annonce.

Évoquons pour terminer un extrait d’une chronique écrite par l’extirpateur d’idolâtrie Cristóbal de Albornoz, puis découverte et commentée par Pierre Duviols. Acharné à combattre les rites païens qui persistaient dans le Pérou colonial, l’ecclésiastique espagnol décrit un jeu auquel s’adonnaient les Indiens de son époque (deuxième moitié du XVIe siècle) mais que les Incas, nous dit-il, avaient coutume de pratiquer en leur temps. L’intérêt de ce témoignage est que le jeu en question, en dépit de son aspect pacifique, avait expressément pour but la conquête de nouveaux territoires, ce qui le rapproche des versions d’Inkarrí centrées sur le thème de la compétition :


Del machacuay (=serpiente) usan el día de hoy en sus fiestas y taquies, haziendo un juego de ayllar que antiguamente jugara el inga, echando en alto esta figura de culebra y hecha de lana ; y los que apostavan echavan sus yllos, que son tres ramales de soga hecha de niervos de animales o de cueros dellos, y a los cavos unas pelotas de plomo. A este juego ganó el inga muchas provincias a las guacas que ya se las havía dado y los camayos de las guacas, permitía el inga que jugasen las tales provincias con él por otras y se hazían perdedizos y después de ganados por el inga con este medio de juego, le satisfazía el inga a las guacas y camayos con dellas tierras y ganadas y otros servicios. Son muchas las tierras que ganó a este juego de ayllar el machacuay.  (23)



Parmi les constituants des versions d’Inkarrí qui sont d’origine préhispanique, nous voudrions ranger encore divers éléments qui ne s’identifient pas comme les précédents à des thème narratifs – la fondation du Cuzco et la genèse de la dynastie inca ; la compétition qui oppose deux souverains andins – mais qui n’en sont pas moins d’une importance cruciale pour l’analyse du mythe : les manifestations d’une vision du monde fondée sur des catégories duales. Nous en avons rencontré plusieurs exemples au cours des pages qui précèdent. Ainsi, les créatures appelées ñaupa machu, que nous avons évoquées au début de l’exposé, étaient des êtres pré-culturels qui vivaient dans une pénombre permanente, éclairés seulement par la pâle lumière de la lune. L’apparition du soleil les contraignit, sous peine d’être brûlés, à se réfugier dans l’épaisseur de la forêt amazonienne. Ils furent remplacés dans leur habitat d’origine par les Indiens actuels des Andes, qui se vivent comme pleinement civilisés. D’où le double contraste qui les oppose à ces derniers : culture / inculture et soleil / lune.

De même la compétition d’Inkarrí et de Collarí recouvre-t-elle d’autres oppositions plus profondes, telle celle de la relative aridité des terres de l’altiplano et de la fertilité des vallées hautes comme celle de Cuzco.


Deuxième composante : le conflit avec un souverain étranger


La deuxième série de constituants élémentaires est centrée sur le conflit qui oppose le héros (Inkarrí) à un roi étranger (appelé dans la plupart des versions Españarrí, Présidente ou Pizarro) qui a pénétré dans son royaume. C’est la composante la plus connue du mythe, celle, notamment, où s’expriment avec le plus de force les aspirations messianiques. Parfois, en effet, la défaite et la mort d’Inkarrí ne mettent pas un point final à la narration car le héros est appelé à réapparaître dans un futur indéterminé. Dans certaines versions, qui sont les plus significatives, il est décapité. Sa tête et son corps sont alors enterrés en des endroits différents, mais demeurent en vie, et les deux parties croissent sous terre en tendant à se rejoindre. Lorsque la jonction sera effective, Inkarrí renaîtra et une ère de régénération s’ouvrira.

Là encore, on observe des concordances frappantes avec d’autres séries de sources, en l’occurrence les drames dits « de la détention et de la mort de l’Inca Atahualpa » (Prisión y muerte del Inca Atahualpa) dont l’origine ne saurait cette fois être qualifiée de préhispanique, puisqu’elle est nécessairement postérieure à la Conquête, ou au minimum contemporaine de celle-ci, ce qui, cependant, ne signifie nullement que les drames en question n’aient pu être conçus selon les caractéristiques formelles d’une tradition préhispanique. Outre leur thème identique à celui que nous venons d’évoquer, ces drames, encore représentés de nos jours dans la partie andine du Pérou central et dans le sud-ouest de la Bolivie, offrent la particularité remarquable de mettre parfois en scène certains épisodes également évoqués dans le mythe. L’un d’eux est celui qui voit Atahualpa jeter à terre la Bible qui lui est tendue par le prêtre espagnol Valverde (24). Un autre épisode commun, celui de la décapitation d’Atahualpa, est encore plus significatif puisqu’il contrevient à la réalité historique, dans laquelle le dernier Inca a été exécuté par le supplice du garrot. On note aussi que les répliques attribuées au même personnage dans le drame sont souvent repérées par l’indication « Rey inca », désignation inversée du héros du mythe.

Plus lourd de conséquences pour notre étude, nous observons qu’aux aspirations messianiques perceptibles dans le mythe font écho celles qu’on rencontre dans plusieurs versions dramatiques de la mort d’Atahualpa. Dans celle qui a pour titre Le Chant de la fin d’Ataw Wallpa – elle est originaire de Chayanta (Bolivie) et a été recueillie par Jesús Lara –, on relève cette évocation d’une lointaine revanche sur les Espagnols : « Mais mes lointains descendants, en se souvenant que ce pays avait été celui de leur ancêtre, l’unique seigneur, l’Inca Ataw Wallpa, repousseront, chasseront vers leur terre tous les ennemis barbus, ces hommes attirés par notre or et notre argent » (25). Par ces mots, Atahualpa annonce prophétiquement la défaite des envahisseurs et, sur un mode plus implicite – l’image des métaux précieux accaparés par les Espagnols suggère que le royaume retrouvera la pleine possession de ses richesses après leur expulsion –, la restauration de la prospérité qui avait cours avant la Conquête. L’espérance messianique prend ici la forme de l’attente d’une libération. Dans une autre version du drame, elle se traduit par la résurrection d’Atahualpa (26).

Une dernière concordance entre les aspects mythiques et dramatiques du thème de l’affrontement des Incas et des Espagnols mérite que nous nous y arrêtions davantage : l’annonce d’un repli des premiers vers une terre d’accès difficile où ils pourront tenir les seconds en échec. Certaines versions d’Inkarrí refusent en effet d’admettre la défaite du héros et affirment qu’il a échappé à la domination étrangère en trouvant refuge au Paititi, région impénétrable située sans plus de précision dans le monde de la forêt (27). Cette option a donné lieu à plusieurs variantes qui véhiculent le thème de l’Inca vivant et qui, parfois même, prédisent son retour. Il est intéressant de noter que ces versions procèdent d’une même origine géographique : le sud des Andes péruviennes et, plus précisément, le département de Cuzco (28).

Il nous faut ici faire état d’une hypothèse émise par le chercheur israélien Amnon Nir (29) qui pourrait avoir d’importantes répercussions sur notre étude. Le point de départ de cette hypothèse est le récit, sous la plume de Guaman Poma de Ayala, de la migration des troupes d’un chef chanca appelé Anca Uallo, après leur défaite devant les Incas (30). Ce récit est déroutant à plusieurs titres si on le compare à celui que d’autres chroniqueurs font du même épisode (31). En premier lieu, Guaman Poma est le seul à situer celui-ci sous le règne de Manco Capac, fondateur de la dynastie inca. Les autres sources le placent beaucoup plus logiquement sous le règne de l’Inca Pachacuti qui, après avoir sauvé le Cuzco du péril chanca, culbuta les envahisseurs lors d’une contre-offensive victorieuse. En second lieu, ces mêmes sources assignent comme but à la migration des troupes d’Anca Uallo la forêt de Chachapoyas, dans le nord du Pérou actuel, alors que Guaman Poma les fait traverser directement la cordillère, à l’est de Cuzco, pour trouver refuge dans la selva orientale. De telles divergences font peser de lourdes suspicions sur les liens qu’entretient le récit du chroniqueur indien avec la réalité historique, suspicions encore aggravées par la résonance manifestement mythique de l’évocation, en pleine Amazonie, d’une contrée fertile, riche en bétail et regorgeant d’or et d’argent. Ces considérations ont conduit Amnon Nir à suggérer que Guaman Poma aurait été influencé par un mythe de son époque relatant la fuite de l’Inca et de ses guerriers dans un royaume de la selva. Celui-ci s’identifierait-il au Paititi des versions d’Inkarrí ? Bien qu’il n’y ait pas de certitude, cela paraît assez probable. Si tel était le cas, on serait fondé à en déduire que cette composante d’Inkarrí est née dans les décennies qui ont suivi la Conquête.

Notons cependant que toutes les versions relatives à la fuite de l’Inca au Paititi ne sont pas explicitement associées au conflit avec le souverain ibérique : certaines versions passent sous silence l’intrusion des Espagnols comme motif de la migration (32).

Les similitudes remarquables entre le cycle dramatique de la mort de l’Inca et le cycle mythique d’Inkarrí suggèrent avec force une origine commune. Il est toutefois difficile d’en dire plus du fait de l’hétérogénéité des deux cycles. Les versions du mythe peuvent être le résultat de la transformation de celles du drame, mais le processus inverse est également concevable. À tout le moins, nous conclurons que les unes et les autres, tout en relevant d’études indépendantes, manifestent une très visible influence mutuelle.

Toute la question est de savoir si l’évocation de la Conquête présente dans le mythe et dans le drame relève d’une vision espagnole ou, au contraire, indigène. Malgré les nombreux indices qui plaident pour la seconde éventualité, nous pourrions être tentés d’accréditer la première en considérant les dates figurant sur les cahiers manuscrits – appelés cuadernos de ensayos, c’est-à-dire « cahiers de répétitions » – qui portent les versions dramatiques de la mort d’Atahualpa. Dans leur très grande majorité, ces cahiers, actuellement au nombre d’une vingtaine, ont été écrits au XXe siècle. Le plus ancien – celui qui correspond à la version bolivienne de Chayanta –, porte la date de 1871 mais il a été perdu et, en son absence, on doit se contenter de l’édition de Jesús Lara, postérieure de près d’un siècle (1957). Ces dates récentes ne sont toutefois pas plus significatives que celles auxquelles ont été recueillies les variantes d’Inkarrí car les cahiers de répétitions, soumis chaque année, lors des semaines qui précèdent la représentation du drame, à une utilisation intensive – les acteurs ne sont autres que les habitants de la localité –, se dégradent assez vite et doivent être recopiés périodiquement. Rien, donc, ne permet d’exclure que les drames de la mort d’Atahualpa soient apparus peu de temps après la Conquête ni qu’ils aient été composés dans le prolongement d’une tradition dramatique autochtone. Telle est précisément la conclusion à laquelle parvient Jean-Philippe Husson au terme de son analyse comparative des versions de ce cycle (33).

Dans le cas du mythe d’Inkarrí, outre les affinités qui le lient aux drames d’Atahualpa, divers éléments militent avec force en faveur d’une conclusion identique. Le plus probant est certainement la présence implicite mais indiscutable du concept andin de pachacuti qui pourrait être défini comme une rotation ou une révolution susceptible d’affecter l’espace comme le temps. C’est ainsi que le pachacuti peut désigner une catastrophe de grande ampleur – par rapport à l’acoyraqui, celle qui touche l’individu, – mais aussi la transformation positive liée à l’avènement d’un ordre nouveau. C’est sans aucun doute un phénomène de ce type qu’évoque la séquence suivante, « cuando el mundo se voltee, va a regresar Inkarrí y va a andar, como en las épocas antiguas », extraite de la version de Chacaray (34). Nous avons affaire à l’annonce imminente d’un pachacuti qui bouleversera le monde, marquant la fin d’une époque et le début d’une nouvelle ère. Notons que cette conception de l’histoire implique qu’aucun ordre n’est jamais définitivement établi. La défaite des Incas, notamment, ne saurait être que provisoire, ce qui débouche tout naturellement sur l’espérance messianique évoquée précédemment. Celle-ci, nous l’avons vu, peut prendre différentes formes, depuis la simple évocation du retour d’Inkarrí, sans plus de précision, jusqu’à l’indication de faits donnant une assise concrète à une telle perspective, les deux principaux étant la survie du héros dans le Paititi et la lente régénération de son corps sous terre.

Notons qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre l’appartenance à la composante du mythe qui fait l’objet de la présente section et celle qui a été présentée dans la section précédente. Dans plusieurs versions, en effet, Inkarrí remplit simultanément les deux fonctions de fondateur du Cuzco et de dernier Inca, mis à mort par les Espagnols (35).

Nous observons enfin que, dans leur grande majorité, les versions du mythe s’accordent à dénoncer dans le roi d’Espagne (Españarrí) ou l’autorité espagnole (Francisco Pizarro), voire créole (le Président) le responsable de l’arrestation et de la décapitation d’Inkarrí, ce qui explique que ce mythe a été érigé en symbole de la résistance andine face à l’entreprise coloniale. Sachons néanmoins qu’il y a des exceptions comme la version de Lambayeque où ce sont ses propres frères – Kolka et Shulka – qui sont responsables de son arrestation. Cela dit, ces derniers ont partie liée avec l’Espagne. Dans le même ordre d’idées, on peut citer la version de Huamanga où Españarrí est présenté comme le frère d’Inkarrí.


Troisième composante : les éléments tirés de la tradition hispanique et chrétienne


Qu’ils soient préhispaniques comme les mythes d’origine des Incas ou coloniaux comme les évocations de la Conquête, les constituants élémentaires recensés dans les deux rubriques précédentes relèvent indiscutablement de traditions indigènes. En cela, ils s’opposent aux éléments tirés de traditions hispaniques et / ou chrétiennes, objet de la présente rubrique.

La version de Collana-Huasac nous en offre un exemple significatif. Dans cette version, l’épouse d’Inkarrí est une jeune fille fortunée de Cuzco répondant au nom de María Angola. Le mythe relate son amour impossible pour un Espagnol. Le père de la jeune fille provoque ce dernier en duel mais y perd la vie. L’amant s’enfuit alors en Espagne, promettant à sa bien-aimée de revenir bientôt, mais il trépasse pendant le voyage. L’issue tragique de cet amour conduit la jeune fille à se réfugier dans le couvent de Santa Teresa. Elle offre ses bijoux en or pour financer la cloche de la cathédrale en signe de dévotion à la Vierge Marie. C’est pour cette raison, conclut le mythe, que l’on aurait donné à la cloche le nom de María Angola. Le fait que la cloche soit l’un des symboles les plus connus de la religion chrétienne traduit une contamination manifeste du mythe d’Inkarrí. Il est malaisé de percer la signification de cette intrusion hispanique dans un mythe foncièrement andin. Peut-être pourrait-on voir dans la cloche de María Angola, qui concentre en elle l’or des Incas et le christianisme, le symbole même du métissage.

Un autre élément d’origine hispanique est la mention du vin dans certaines versions recueillies dans les communautés de Puquio et d’Andamarca (département d’Ayacucho) qui imputent l’apparition de ce produit à l’action d’Inkarrí. Une telle affirmation est cohérente avec la fonction de héros culturel qui, nous l’avons vu, est l’une des caractéristiques du personnage. Cela étant, ce trait est étranger à la culture andine. Sa présence dans le mythe a deux origines possibles. On peut y voir tout d’abord un écho de la mythologie greco-latine qui attribue à un autre héros culturel, Dionysos / Bacchus, la divulgation aux hommes des techniques de la culture de la vigne et de la fabrication du vin. Mais on peut aussi y voir l’influence de la tradition chrétienne selon laquelle le vin est la boisson mystique (le sang du Christ), susceptible de permettre la communion des fidèles avec Dieu. Là encore, nous sommes face à une certaine contamination hispano-chrétienne d’un mythe d’origine autochtone.

Citons encore, dans les versions d’Andamarca (Ayacucho), de Cotabambas (Apurímac) et de Poques (Los hombres del pasado) (Cuzco) l’évocation d’une « lluvia de fuego » qui fait écho à la pluie de feu et de soufre envoyée par Dieu, selon la Bible, pour châtier les habitants de la ville de Sodome.

Un autre châtiment divin, le déluge, apparaît dans la version intitulée El tiempo del « Padre Eterno », recueillie dans la communauté de Poques (Cuzco) par Ricardo Valderrama Fernández et Carmen Escalante Gutiérrez : « El tiempo del Padre Eterno había terminado, cuando el agua se tragó al mundo y todo el mundo era agua. En ese mar había un arca ; ahí nuestro Dios puso una paloma y este animalito en sus pies trajo arena de la que se formaron estos cerros ». La comparaison avec l’épisode du déluge, extrait de la Bible, est éclairante : « Puis Dieu décida de faire cesser la pluie. Sept mois après la fin du déluge, il lâcha une colombe. Mais celle-ci ne trouva aucun endroit où se poser car il y avait de l’eau sur toute la terre et elle dut revenir sur l’arche. Noé attendit encore sept jours et lâcha à nouveau la colombe. Celle-ci revint avec une feuille d’olivier. Noé sut ainsi que les eaux avaient diminué et qu’on pouvait habiter la terre ».

Les épidémies ne sont pas en reste. La version d’Andamarca (Ayacucho) publiée en 1984 par Juan Ossio évoque la variole : « Los gentiles escaparon de la lluvia en todos estos pucullos. Entonces vino ya el "muru", la viruela. Aparte ya. Será pues, el castigo de Dios, la viruela, para que terminara el mundo? Ya esa viruela había liquidado a todos, fue ella la que exterminó todo ». C’est donc la variole qui, selon le mythe, est responsable de la destruction du premier âge de l’humanité, celui des « gentils », autrement dit des païens, équivalent des ñaupa machu. Bien que le ton soit interrogatif, le narrateur penche pour un châtiment divin. Il est vrai que les Espagnols peuvent difficilement être incriminés du fait de l’époque choisie, alors que ce sont indiscutablement eux qui ont introduit cette maladie meurtrière en Amérique.

Toujours dans la version d’Andamarca, nous trouvons ce passage relatif à la naissance de l’enfant Jésus : « allí nació el niño Jesús, fuera de la paja. Allí fue cuando todos los animales se acercaron, juntos : asnos, caballos, todos, vaca, también la llama ». La naissance du Christ est transposée au Pérou ; dans la crèche revisitée, la présence du lama souligne le métissage qui est à l’origine de cette scène, réélaborée par l’homme andin.

Le même constat se dégage des versions de Checa Pupuja (Puno) recueillies par Jorge Flores Ochoa où apparaissent les personnages de Qollariy, Inkariy et Negrorey, engagés dans une course. Leur identification aux trois Rois mages Gaspard, Melchior et Balthazar qui, selon l’Évangile, parcoururent une longue route pour rendre hommage à l’Enfant Jésus, est d’autant moins douteuse qu’une théâtralisation populaire du dialogue des Rois mages, incarnés précisément par Qollariy, Inkariy et Negrorey, est mise en scène chaque 6 janvier dans la localité voisine de San Pablo. Nouvel exemple, beaucoup plus significatif que le précédent, de superposition d’éléments appartenant à des époques et à des traditions différentes.

À travers ces exemples, il apparaît que les éléments d’origine espagnole et / ou chrétienne repérables dans les versions du mythe sont d’une extrême diversité. Leur présence est pour beaucoup dans l’impression d’hétérogénéité, pour ne pas dire, parfois, d’incohérence, qui se dégage du corpus. Inévitablement, en se présentant comme des éléments étrangers au contexte, ils ont pour effet d’obscurcir la signification du mythe.


Quatrième composante : les fragments de mythes locaux

Parmi les constituants élémentaires du corpus, on relève des fragments de mythes locaux, destinés à expliquer, non le monde dans son ensemble, mais des faits observables à l’échelle locale, qui peuvent relever de la nature ou de la société. D’assez nombreuses versions présentent de tels faits comme la conséquence du passage d’Inkarrí. On relève un exemple significatif dans la version de Huamanga (Ayacucho). À en croire celle-ci, le fait qu’Inkarrí se soit arrêté dans la localité de Huataca pour réparer ses chaussures est à l’origine de la présence de bons cordonniers en ce lieu : « Cuando llegó a Wataka, las sandalias de Inkarrí estaban gastadas ; entonces se puso a repararlas por eso en Wataqa los hombres son buenos zapateros ».

Les exemples sont nombreux. Ils consistent en l’évocation d’une trace rouge, de métaux précieux, de la forme d’un rocher, de fêtes locales ou encore des aptitudes particulières de la population de tel ou tel village, tout cela étant présenté comme les conséquences du passage du roi inca :

  • Version de Huamanga : « Inka hizo descansar sus llamas en las pampas de Quicata, ahora los de ese pueblo poseen abundantes llamas. Como Inkarrí y Collarí tuvieron ganas de comer, se vieron precisados, en Inkawasi, a cambiar algunas de las cosas que traían por comida. Desde esa época dicen que ahí, y en todas partes, se realizan las ferias ».

  • Version d’Andamarca : « Dijeron pues que el Inkarrí poseía tres mujeres [...]. De este señor su mujer había sido una de oro, otra de plata y la otra de bronce. Es por ello que hay tres piedras ».

  • Version de Checa Pupuja recueillie par Jorge Flores Ochoa auprès d’Evaristo Condori Cavina : « la violó, con tal fuerza que la hizo orinar sangre. La prueba de esto está visible y aún se puede ver el rojo de la sangre que corrió por allí. Así me lo contaron mi padre y mi madre ».

  • Version de Poques intitulée El tiempo del Padre Eterno : « Arrojó de La Raya, hacia el lado del Cusco, una soga hecha de la fibra de la llama, de eso no más se formaron todas las llamas que hay de este lado de la zona del Cusco ».

Dans les différentes versions de Quero, abondent les mentions des traces de toute nature laissées par le corps de l’Inca sur son passage :

  • Version recueillie par Efraín Morote Best : « El itinerario de Inkarí está señalado por huellas de diversas índoles. Pasó por Paucartambo, donde sostuvo una lucha que tiñó de sangre el río Mapacho ; se sentó en Colarpata y dejó huellas de sus glúteos y testículos en la piedra granítica [...]. También quedaron impresas en el suelo las huellas de sus grandes pies en el sitio denominado Santa Clara (en Q’ero). Dejó unas inscripciones en unas peñas de la margen del río Q’ero ».

  • Version recueillie par nous auprès de Pascual Apaza Flores : « Allí en Quero ha dejado huellas del pie ».

Cinquième composante : les réminiscences historiques

On relève dans le corpus quelques mentions de faits historiques qui, à la différence de celles que nous avons citées dans les pages qui précèdent, n’ont pas été transmises par la tradition, qu’elle soit d’origine autochtone comme dans le cas de la mort d’Atahualpa, ou d’origine chrétienne et populaire comme dans le cas de l’histoire de María Angola. On peut citer par exemple, dans les versions de Checa Pupuja, l’évocation du supplice de Tupac Amaru II, écartelé sur la place centrale de Cuzco en 1781 après l’échec de son soulèvement et sa capture par les Espagnols. Ce type d’élément de récit nous paraît plus significatif, chez l’informateur, de réminiscences scolaires que d’une véritable pensée collective.

En conclusion de notre analyse des constituants élémentaires des versions du mythe, il apparaît que les cinq composantes précédemment identifiées peuvent se répartir en deux sous-ensembles aux caractéristiques très différentes :
  • Les deux premières composantes rassemblent des éléments qui, certes, peuvent fluctuer d’une version à l’autre mais restent clairement identifiables. Il s’agit dans le premier cas de fragments de mythes préhispaniques centrés sur la dynastie inca et, plus particulièrement, sur son origine ; dans le second, d’évocations de la Conquête du Pérou. Nous considérerons que ces constituants élémentaires forment le cœur du mythe.

  • Au contraire, les trois dernières composantes regroupent des éléments qui se révèlent propres à chaque version et ne présentent par conséquent aucune stabilité. Ce sont des vestiges de l’influence hispanique et chrétienne, des fragments de mythes locaux et des réminiscences d’événements historiques. Nous dirons de ces éléments qui, peu à peu, se sont agrégés aux différentes versions pour leur donner leur forme actuelle, qu’ils constituent la périphérie du mythe. Ils sont pour une large part responsables de sa notable hétérogénéité.

La distinction que nous venons d’opérer est d’une importance singulière pour la suite de l’étude. Jusqu’à présent, nous étions engagée dans une démarche essentiellement analytique. Dans cette optique, nous étions tenue de nous intéresser à toutes les composantes des versions d’Inkarrí, sans exclusive. À présent, nous entrons dans une approche synthétique. Ayant désormais une plus claire conscience de ce qui constitue le cœur du mythe et sa périphérie, nous ne considérerons plus que les questions qui intéressent le premier. Procéder de même avec la seconde n’aurait aucun sens puisque les éléments qui en relèvent sont propres à une version déterminée, donc peu significatifs.


Approche structurale

Toujours dans une perspective synchronique visant à établir les significations du mythe, il apparaît opportun de soumettre le corpus à une analyse structurale. Celle-ci considère son objet comme une totalité fermée dont les éléments – les versions du mythe – sont liés par des relations d’opposition. En mettant en évidence les contrastes les plus significatifs, nous dégagerons du même coup le sens des versions qu’ils opposent. Or, à l’examen, deux contrastes sont plus spécialement porteurs de signification :

  • L’identité de l’adversaire d’Inkarrí, qui peut soit appartenir au monde andin (Collarí, ñaupa machu, apu), soit lui être extérieur (Españarrí, Presidente, Francisco Pizarro, el Inka de los españoles,…).

  • La présence ou l’absence d’une perspective messianique. Celle-ci, nous l’avons vu, est susceptible de revêtir des formes très diverses : allusions au retour d’Inkarrí, lente régénération de son corps sous terre, éventualité d’une résurrection, migration au Paititi, etc. Nous avons jugé légitime d’inclure dans cette catégorie, car ils nous paraissent témoigner d’un esprit voisin, des cas marqués, non pas tant par un contenu narratif donné que par une attitude affirmée de l’informateur, en l’occurrence une attitude relevant de la résistance, du refus, du déni (l’Inca n’est pas mort), voire de la vengeance fantasmée, comme dans l’extrait suivant de la version de Chachas : « Después de su muerte del Inka, Pizarro no aprovechó nada ; la madre tierra devoró todas sus casas ; un cataclismo destruyó Cuzco ; hasta el perro se tragó la tierra. Así lo castigó Inkarrí a Pizarro » (36).

Notons que le premier de ces critères ne se révèle opérant que pour une partie des versions du corpus. Les autres, c’est-à-dire celles qui ne relatent aucun affrontement, sont inclassables. Il y a donc lieu de les intégrer à notre statistique en tant que catégorie autonome. Cela fait, le classement des versions selon le critère de la nature de l’ennemi du héros donne lieu au tableau suivant :


Identité de l’ennemi d’Inkarrí

Nombre de versions

Appartient au monde andin

16

Extérieur au monde andin

36

Critère non pertinent (absence d’affrontement)

12

Total

64 (37)




De ce tableau, deux conclusions se dégagent : en premier lieu, que le thème de l’affrontement, quels qu’en soient les protagonistes, est présent dans une grande majorité de versions ; en second lieu, que parmi ces dernières dominent très nettement celles qui tournent autour de la lutte d’Inkarrí et d’un adversaire extérieur au monde andin.

En appliquant au corpus le second critère retenu, nous obtenons le classement suivant :


Présence d’une pers-
pective messianique

Nombre de
versions

+

30

-

32

Total

62




Nous ne saurions nous arrêter à ces résultats car l’intérêt de l’étude est de mettre en évidence les éventuelles implications mutuelles des deux critères, rien n’indiquant que ceux-ci soient indépendants. Il s’agit donc maintenant de croiser ces critères, ce qui donne lieu à un troisième tableau où figurent l’ensemble des combinaisons possibles :


Perspective messianique
tableau      
Ennemi d’Inkarrí

+

-

Total

Appartient au monde andin

5

11

16

Extérieur au monde andin

29

7

36

Critère non pertinent

2

10

12

Total

36

28

64




À la lumière de ce tableau se dégage un résultat fondamental : l’existence d’une perspective messianique apparaît très étroitement corrélée au cas où l’ennemi d’Inkarrí est extérieur au monde andin. 80 % des versions centrées sur l’affrontement du héros et d’un rival hispanique se caractérisent en effet par l’expression d’un tel sentiment, ce qui donne un coefficient de corrélation de 0,90 (38). L’affrontement avec un adversaire appartenant au monde andin ne suscite en revanche que peu d’espérance messianique (31 % des versions appartenant à ce cas) et l’absence d’affrontement encore moins (17 %).

Ce résultat s’explique logiquement par les considérations suivantes :

  • En premier lieu, dès lors que la compétition entre Inkarrí et Collarí (cas le plus répandu de rivalité avec un adversaire andin) débouche sur la victoire du premier et que cette conclusion satisfait la population au sein de laquelle se perpétue le mythe – nous verrons bientôt que la région du Cuzco y occupe une place déterminante –, elle ne saurait donner lieu à une remise en cause. Au contraire, la victoire d’Españarrí (ou de ses équivalents) sur Inkarrí est perçue comme une catastrophe – un pachacuti, pour reprendre un terme sur lequel nous nous sommes arrêtée – et conduit donc tout naturellement à une remise en cause qui, ne pouvant trouver sa concrétisation immédiate du fait du rapport de forces existant, se trouve rejetée dans un futur indéterminé, sous la forme d’un espoir messianique.

  • En second lieu, le conflit d’Inkarrí et de Collarí a pour enjeu la fondation et la suprématie de la ville de Cuzco, autrement dit une nouvelle répartition des pouvoirs au sein d’un système politique à définir mais qui, de toute façon, rassemblera les différentes composantes du monde andin. Au contraire, la lutte d’Inkarrí et d’Españarrí, dans la mesure où elle se conclut par la destruction de l’ordre traditionnel qui régit la société andine, pose le problème de la restauration de cet ordre, perspective qui, là encore, ne peut guère s’envisager que dans un avenir lointain.

Retenons de ce qui précède que notre corpus se caractérise par la coexistence en son sein de deux sous-ensembles dont les spécificités s’opposent deux à deux :


 

Sous-ensemble 1

Sous-ensemble 2

Thème

Conflit d’Inkarrí et d’un
adversaire andin

Conflit d’Inkarrí et d’un
adversaire hispanique

Origine

A priori préhispanique

Contemporaine de la
conquête ou postérieure

Éléments associés

Absence d’aspirations
messianiques

Aspirations messianiques



Par leurs caractéristiques opposées, les deux sous-ensembles apparaissent irréductibles l’un à l’autre, ce qui devrait exclure a priori qu’ils puissent coexister dans certaines versions. Or, cette coexistence est avérée, quelques versions (notamment l’une de celles de Quero et celle de Llallapara) superposant les deux types d’affrontement envisageables.


Pour tenter d’expliquer cette anomalie apparente, nous ne voyons qu’une solution : postuler que l’un des deux sous-ensembles est issu de l’autre, moyennant une réélaboration. Une telle éventualité n’est pas improbable. Elle apparaît même assez plausible si l’on veut bien considérer qu’aussi différents que soient les deux groupes de versions, ils partagent la caractéristique importante de tourner autour du thème de l’affrontement du héros et d’un rival qui, en règle générale, possède lui aussi le statut de souverain. Tel a pu être le socle à partir duquel a eu lieu la réélaboration.

En nous plaçant dans cette hypothèse et en nous souvenant de nos réflexions sur la localisation chronologique relative des deux sous-ensembles de versions, ce serait logiquement le souverain ibérique (Españarí) qui aurait pris la place du roi autochtone (Collarí) ennemi d’Inkarrí, non l’inverse.


L’analyse diachronique


Nous entrons ici dans la seconde partie de notre étude dont les objectifs, l’identification de l’origine – ou des origines – de la tradition et la reconstitution de son histoire, appellent une approche diachronique. Étant donné l’état moins avancé de notre recherche sur ce point, nous l’évoquerons de façon plus allusive que dans la première partie, consacrant l’essentiel de notre exposé à retracer les étapes de la méthode utilisée.


La répartition géographique des versions

Une première indication nous est fournie par un recensement des départements péruviens dans lesquels ont été recueillies des versions d’Inkarrí et, pour chacun d’eux, le nombre de versions ainsi collectées.



Département de Cuzco

23 versions

Département d’Ayacucho

14 versions

Département d’Arequipa

7 versions

Département d’Apurímac

6 versions

Département de Puno

3 versions

Département du Madre de Dios

2 versions

Département de Junín

2 versions

Département de Lima

1 version

Département de Huancavelica

1 version

Département d’Ancash

1 version

Département de Lambayeque

1 version

Département d’Amazonas

1 version




Si nous reportions sur une carte toutes les localités d’où sont issues les versions du corpus, nous verrions se dessiner une sorte de nébuleuse centrée sur les départements de Cuzco et d’Ayacucho où les versions atteignent une densité particulièrement élevée. À la périphérie de ce noyau central, c’est-à-dire dans des départements limitrophes des deux précités (Arequipa, Apurimac), nous trouvons des densités moyennes, puis des densités de plus en plus faibles au fur et à mesure que nous éloignons du cœur de la nébuleuse.

Sans doute le nombre de versions recensées au cours de notre recherche est-il très inférieur à celui des versions existantes, la plupart inédites. Mais, même s’il en est ainsi, rien ne permet de dire que la distribution géographique des secondes soit foncièrement différente de celle des premières. Nous sommes donc fondée à prendre celle-ci comme point de départ de la réflexion. Or, la répartition indiquée par le tableau ci-dessus suggère avec force une diffusion radiale du mythe depuis un foyer originel qui s’identifie aux départements de Cuzco et d’Ayacucho.

Cette hypothèse demande naturellement à être validée. À cet égard, nous voudrions évoquer un cas spécifique qui nous est apparu d’un intérêt spécial : la comparaison des versions de la région de Cuzco et de celles du département du Madre de Dios, situé dans le bassin amazonien.

L’existence de quelques versions amazoniennes recueillies auprès des Indiens Asháninka et Shipibo a mis en évidence la présence d’une déité mythologique nommée Inca qui présente de nombreuses similitudes avec le personnage d’Inkarrí, notamment son retour, réputé susceptible d’intervenir dans un avenir indéterminé. L’idée que des réminiscences du mythe d’Inkarrí pourraient exister également dans le département du Madre de Dios, et que nous pourrions disposer ainsi d’un matériel plus consistant, nous a poussée à entreprendre une enquête de terrain au sein de la communauté native de Shipetiari, sur les rives de l’Alto Madre de Dios. Nous y avons recueilli auprès d’un shaman machigüenga du nom de don Mateo Italiano, une version qui s’inscrit indiscutablement dans le prolongement de celles qui évoquent la fuite de l’Inca au Paititi :


Me cuenta, será cierto, otro amigo, dice que había antes un inca, de repente Juan Santo Atahualpa, no sé, pero nosotros lo decimos Yayantsi. [...] El Yayantsi ya se fue y se convirtió y ya no se puede ver, hasta ahorita. Pero siempre acuerda Yayantsi. Si existe esto. Seguramente es el último Inca que ha escapado. Hasta ahorita despareció pero si vive, por acá en Cabezeras. Vive, no se murió. Y cuando nosotros bebemos la bebida sagrada siempre vemos el señor. Son poderosos. Escondió porque no quiere ver a los españoles, porque a su gente, a todos lo que tienen poder, los españoles los mataron todos. Por eso se escapó a ese sitio. Por allí está. Hay un sitio que está cerca, igualito a la ciudad Cusco, pero está escondido. Pero varios van buscando y dicen Paititi. Dificil que lo encuentran, pero algún día lo encontrarán, no sé. Es peligroso, por allá hay de todo, nuble, raya, te puedes accidentar, puedes entrar y te pueden matar, porque son poderosos. Así más o menos me cuentan otros. […] Pero alguno dice que puede aparecer con el tiempo, regresar de nuevo. Por eso no muere. El Yayantsi cuida, hace todo. Nos cuida a nosotros. Es el único que se ha quedado. […] Pero siempre me acuerdo que me cuenta mi abuela. Nos decía algún día regresarán nuestros antepasados, pero ¿cuándo? Cuando se acabe el fin del mundo se dice van a regresar. No sé cuando. Esa es la cosa que contaba. (39)



Quoique le héros de ce mythe ne porte pas le nom d’Inkarrí (40), il présente des affinités flagrantes avec celui-ci, notamment sa qualité de dernier Inca, le fait qu’il ait fui pour échapper aux Espagnols, qu’il ait choisi le Paititi comme refuge et enfin sa réapparition annoncée. Ces similitudes, qui se combinent avec des éléments spécifiquement amazoniens (41), ne laissent planer aucun doute au sujet du lien de parenté qui unit cette version à celles qui évoquent l’affrontement d’Inkarrí et d’un souverain extérieur au monde andin. Néanmoins, cette influence manifeste est asymétrique : les versions proprement andines, pour leur part, ne présentent pas de trace d’influence amazonienne, ce qui confirme, dans ce cas précis, que la diffusion du mythe s’est effectuée depuis le noyau central (départements de Cuzco et d’Ayacucho) vers la périphérie.

Cette conclusion, certes déjà significative, peut être affinée en s’interrogeant sur la distribution spatiale des deux sous-ensembles de versions que l’analyse structurale a permis de distinguer. Notamment, il serait intéressant de savoir si les versions de ces sous-ensembles sont uniformément réparties sur la totalité de l’espace occupé par le corpus ou si, au contraire, elles montrent une concentration particulière dans une région déterminée.

L’examen de l’implantation spatiale des versions de l’un et de l’autre groupe débouche sur un nouveau résultat fondamental : les extensions géographiques de ces deux groupes sont foncièrement différentes. Les versions qui prêtent à Inkarrí un adversaire appartenant au monde andin (Collarí, ñaupa machu ou apu) sont étroitement localisées : leur présence se cantonne strictement aux départements de Cuzco et Puno. Au contraire, les versions qui tournent autour de la rivalité d’Inkarrí et d’un adversaire extérieur au monde andin (Españarrí, Presidente, Pizarro, el Inka de los españoles...) connaissent une extension géographique très supérieure qui couvre les départements d’Ayacucho, Cuzco, Madre de Dios, Puno, Arequipa, Apurímac, Junín, Lima, Huancavelica, Ancash, Lambayeque et Amazonas.

Là encore, le résultat obtenu n’attente pas à la logique. Les zones de diffusion des deux grandes variantes du mythe concordent en effet assez étroitement avec celles des populations qu’elles intéressent. Ainsi, il est normal que la rivalité d’Inkarrí et de Collarí, cas le plus répandu d’affrontement avec un adversaire andin, ne soit présente que dans le département de Cuzco, berceau de l’Empire inca, et celui de Puno, limitrophe du précédent, qui couvre une partie du bassin du Collao. Au contraire, la Conquête, qu’évoquent métaphoriquement les versions centrées sur la lutte d’Inkarrí et d’Españarí, est un événement de portée pan-andine, ce qui est cohérent avec la diffusion beaucoup plus large de ces versions.

Ce constat de l’inégalité criante des extensions géographiques des deux sous-ensembles de versions appelle la conclusion de deux diffusions distinctes, ce qui pose immédiatement le problème de leur localisation chronologique. Nous avons déjà énoncé les raisons qui nous conduisent à penser que, des deux groupes, le plus ancien est celui qui porte sur l’affrontement d’Inkarrí et d’un adversaire appartenant au monde andin. Le problème étant d’importance cruciale pour la reconstitution de l’histoire de la tradition, nous avons voulu éprouver la valeur de notre hypothèse en la soumettant à des recherches complémentaires. À cette fin, nous nous sommes tournée vers les quelques versions qui comportent des éléments de l’une et de l’autre des deux grandes composantes du mythe. Quoique cette recherche n’ait pas encore été menée à son terme, certains indices semblent plaider en faveur de l’hypothèse avancée. Ainsi le caractère asymétrique de plusieurs des versions hybrides : elles appartiennent fondamentalement à la catégorie de la lutte contre un rival extérieur au monde andin et comportent seulement de légères réminiscences de la catégorie opposée. On invoquera aussi le fait que la lutte avec un adversaire andin précède systématiquement celle qui a pour protagoniste un adversaire hispanique ; ou encore la tendance de certains chercheurs recueillant des versions du mythe à solliciter plus particulièrement de leur informateur un récit centré sur un affrontement avec les Espagnols.

Sous réserve de confirmation, l’antériorité de la composante portant sur la rivalité de deux personnages andins semble se confirmer. Après la Conquête, certaines versions de cette composante auraient été l’objet d’une réélaboration, laquelle aurait donné naissance aux versions opposant Inkarrí et une autorité d’origine hispanique.


Essai de regroupement des versions du mythe sur la base de leurs similitudes formelles

Jusqu’à présent, nous avons envisagé le classement des versions d’Inkarrí sur une seule base, celle de leur signification, en recourant à une analyse structurale. Or, un autre mode de regroupement apparaît concevable, sur la base, cette fois, de la parenté génétique des versions considérées. Si l’on considère deux versions, on dira qu’elles sont génétiquement liées si elles dérivent, soit l’une de l’autre, soit toutes les deux d’une même version plus ancienne. Dans la pratique, ce lien génétique sera attesté par l’existence de similitudes formelles – il n’est plus question ici du contenu – suffisamment significatives pour exclure toute action du hasard.

Nous avons procédé à une analyse comparative des versions d’Inkarrí dans le but de mettre en évidence de telles similitudes formelles. Cette étude n’étant pas achevée, nous nous bornerons à en indiquer les principaux résultats, déjà acquis ou en perspective.

Les dix similitudes que nous avons relevées portent sur les versions les plus diverses. Souvent, les versions qui font l’objet d’une convergence formelle sont géographiquement proches, mais elles peuvent parfois être très distantes. Citons trois cas particulièrement significatifs :

  • La similitude n° 2 lie six versions du département d’Ayacucho et une du département d’Amazonas.

  • La similitude n° 3 unit deux versions d’Ayacucho, une d’Ancash et une d’Amazonas, la même que précédemment.

  • La similitude n° 5 rapproche une version d’Ayacucho et une de Lambayeque.

Nous y voyons une confirmation de la capacité du mythe à se diffuser sur de grandes distances puisque, répétons-le, si deux séquences appartenant à des versions distinctes présentent une affinité formelle, la probabilité pour qu’elles aient été élaborées indépendamment l’une de l’autre est infime.

L’intérêt essentiel du recensement des similitudes entre versions est de nous renseigner sur le passé de la tradition. En effet, un élément présent, sous des formes voisines, dans plusieurs versions, tout particulièrement s’il s’agit de versions recueillies en des lieux très distants, sera réputé plus représentatif de l’origine du mythe qu’un élément présent dans une seule version (42). Dans cette optique, nous intéressent spécialement les versions suivantes :

  • La version de Puquio recueillie par José María Arguedas et Josafat Roel Pineda auprès de Mateo Garriaso (concernée par les similitudes 2, 3 et 4).

  • La version de Puquio également recueillie par José María Arguedas et Josafat Roel Pineda, mais cette fois auprès de Viviano Wamancha (concernée par les similitudes 2 et 4).

  • La version de Chachapoyas (concernée par les similitudes 2 et 3).

  • La version de Huamanga (concernée par les similitudes 3 et 5).

  • Les versions de Poques (concernées par les similitudes 7 et 8).

  • La version de Llallapara (concernée par les similitudes 1 et 10).

Dès lors que ces versions se caractérisent, par rapport aux autres, par une proximité a priori supérieure avec l’origine de la tradition, il devrait être possible de se rapprocher encore de celle-ci en les comparant. Ainsi, nous devrions pouvoir discriminer, dans chacune d’elles, les éléments représentatifs de son origine de ceux qui lui ont été incorporés à des étapes ultérieures de son histoire, afin de reconstituer les traits de l’ancêtre commun.

Cette étude, que nous nous proposons de mener prochainement, devra être conduite séparément pour chacun des deux sous-ensembles que nous avons distingués dans le corpus, puisque leurs origines sont différentes : dans un cas, une origine préhispanique, dans l’autre une réélaboration intervenue après la Conquête et qui a eu pour conséquence de modifier en profondeur la signification du mythe.

Dans le cas du sous-ensemble centré sur l’affrontement d’Inkarrí et d’un adversaire étranger au monde andin, nous bénéficions de circonstances a priori assez favorables : ce sous-ensemble englobe toutes les versions concernées par les similitudes 2, 3, 4 et 5. Nous commencerons donc la comparaison par les deux versions de Puquio recueillies par Arguedas et Roel Pineda, celle de Chachapoyas et celle de Huamanga, et ferons appel, si besoin est, aux autres versions du groupe qui vient d’être défini, ce qui semble augurer de résultats substantiels.

Dans le cas du sous-ensemble défini par l’affrontement de deux adversaires andins, le contexte est moins propice. Les versions qui en relèvent sont uniquement celles qui sont concernées par les similitudes 1 et 10, ce qui désigne la version de Llallapara comme la seule réellement représentative.

Dans les deux cas, l’objectif sera de reconstituer sous la forme d’une arborescence les principales transformations qui conduisent de l’origine du sous-ensemble considéré à chacune des versions retenues pour la comparaison.


Conclusion

Sous réserve des inflexions éventuelles qui pourraient résulter de la mise en œuvre de la méthode exposée dans la section précédente, nous voudrions synthétiser pour terminer les résultats de notre recherche.

Du point de vue du sens, il ressort de notre étude que les versions d’Inkarrí se présentent comme des agrégats d’éléments aux origines très diverses. Cette diversité est cohérente avec le fait que le mythe, loin de remplir une fonction unique, répond à des demandes multiples. L’une d’elles est qu’il agisse comme le gardien d’une mémoire collective. C’est à ce titre, notamment, qu’il expose à la population au sein de laquelle il se transmet le mystère de ses origines. Il remplit aussi une fonction éducative, opérant comme instrument de régulation sociale et façonnant les mentalités. Ce rôle ne va d’ailleurs pas sans quelque ambivalence puisque le mythe présente une situation de domination, et, dans une certaine mesure, la justifie, mais, en même temps, il exprime les aspirations des dominés à remettre en cause l’oppression dont ils sont victimes.

Il apparaît toutefois que parmi les multiples constituants du mythe, il en est deux d’importance fondamentale, qui le structurent et lui donnent sa cohérence. Le premier a pour thème la rivalité de personnages andins, dont le héros, généralement appelé Inkarrí ; dans le second, l’affrontement oppose Inkarrí et un souverain étranger au monde andin. Contrairement à la première composante, la seconde tend à exprimer de fortes aspirations messianiques.

L’histoire de la tradition, telle que nous l’avons reconstituée, se serait déroulée selon le schéma suivant. Le premier stade est un mythe préhispanique, d’origine clairement inca, qui relate la rivalité opposant le héros au souverain du Collao, la victoire du premier et ses deux conséquences essentielles, la fondation du Cuzco et la création de la dynastie inca. Cette version originelle d’Inkarrí n’a connu qu’une diffusion assez restreinte, limitée à l’aire correspondant aux départements actuels de Cuzco et de  Puno.

La plasticité du thème de la rivalité était de nature à susciter des réélaborations ultérieures, dans des perspectives variées. Certaines d’entre elles ont probablement consisté à substituer au souverain du Collao des personnages divers, comme les êtres pré-culturels qui vivaient dans les Andes avant l’apparition du soleil (ñaupa machu), ou encore les déités appelées apu qui s’incarnent dans les montagnes. Mais ces transformations n’ont affecté qu’un nombre marginal de versions.

L’histoire du mythe allait au contraire se trouver bouleversée par une autre réélaboration, intervenue selon toute vraisemblance dans les premières décennies qui ont suivi la Conquête. Cette métamorphose a vu le roi d’Espagne remplacer le souverain du Collao comme adversaire d’Inkarrí et ce dernier sortir vaincu de la confrontation. Il est assez probable que cette mutation radicale fut favorisée par l’existence d’un mythe initialement indépendant qui évoquait la fuite du héros vers une contrée imaginaire appelée Paititi et fusionna ensuite avec celui d’Inkarrí. Quoi qu’il en soit, la nouvelle version du mythe connut une expansion foudroyante, selon une progression radiale qui, à partir de son foyer originel, la conduisit jusque sur la côte, dans le nord du Pérou et dans ses confins amazoniens. La version primitive ne disparut pas pour autant : elle se maintint dans son aire de diffusion d’origine sous la forme d’une variante minoritaire coexistant avec sa rivale désormais hégémonique.


Bibliographie


1. Éditions de versions du mythe d’Inkarrí

Versions de Puquio (Lucanas, département d’Ayacucho)

  • Arguedas (José María), Roel Pineda (Josafat), « Puquio, una cultura en Proceso de Cambio », Revista del Museo Nacional (Lima) 25, 1956, pp. 184-232.

  • Bourricaud (François), « El mito de Inkarrí », Folklore Americano, Órgano del Comité Interamericano de Folklore (Lima) 4, déc. 1956, pp. 178-187.

  • Ossio A. (Juan M.), Ideología mesiánica del mundo andino. Lima, Ignacio Prado Pastor, 1973, pp. 220-225.

Versions d’Andamarca (Lucanas, département d’Ayacucho)

  • López-Baralt (Mercedes), El Retorno del Inca Rey, mito y profecia en el mundo andino. Puerto Rico, Playor (coll. « Biblioteca de Autores »), 1987 [une version abrégée de celle de Juan Ossio figure aux pp. 96-97].

  • Ortiz Rescaniere (Alejandro), De Adaneva a Inkarrí, una visión indígena del Perú. Lima, Instituto Nacional de Investigación y Desarrollo de la Educación, 1973, pp. 143-149 [cette version, intituée « ¿ Por qué no se quiere ir a la escuela ? », fut recueillie en juillet 1971 à Lima par Alejandro Ortiz Rescaniere auprès d’un natif de la province d’Andamarca].

  • Ossio A. (Juan M.), Ideología mesiánica del mundo andino. Lima, Ignacio Prado Pastor, 1973, pp. 462-471.

  • Ossio A. (Juan M.), « El mito de Inkarrí narrado por segunda vez diez años después », Anthropologica (Lima) (2), 1984, pp. 172-194.

Version d’Ishua (Lucanas, département d’Ayacucho)

  • Ortiz Rescaniere (Alejandro), Huarochiri 400 años después. Lima, Fondo Editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú, 1980, pp. 134-140.

Version de Chacaray (Huamanga, département d’Ayacucho)

  • Ortiz Rescaniere, (Alejandro), De Adaneva a Inkarrí, una visión indígena del Perú. Lima, Instituto Nacional de Investigación y Desarrollo de la Educación, 1973, pp. 130-132.

Version de Huamanga (Huamanga, département d’Ayacucho)

  • Ortiz Rescaniere, (Alejandro), De Adaneva a Inkarrí, una visión indígena del Perú. Lima, Instituto Nacional de Investigación y Desarrollo de la Educación, 1973, pp. 137-139.

Version de Quinua (Huamanga, département d’Ayacucho)
  • Arguedas (José María), « Mitos quechuas posthispánicos », pp. 384-385, in Juan M. Ossio A., Ideología mesiánica del mundo andino. Lima, Ignacio Prado Pastor, 1973.

Version d’Auquilla (Fajardo, département d’Ayacucho)
  • Szemiński (Jan), La utopía tupamarista. Lima, Fondo editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú, 1993, pp. 145-171.

Versions d’Incuyo (département d’Ayacucho)

  • Núñez Rebaza (Lucy), Aplicación del método estructural al análisis de cinco versiones del mito de Inkarrí. Memoria de bachiller. Pontificia Universidad Católica del Perú, Programa de CC. SS., janv. 1973.

Version de Lima (département de Lima)

  • Torre López (Arturo E. de la), Movimientos milenaristas y cultos de crisis en el Perú. Análisis histórico y etnológico, Fondo editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú, 2004, p. 176.

  • León Caparó (Raúl), « Los hombres del pasado », pp. 349-351, in Juan M. Ossio A., Ideología mesiánica del mundo andino. Lima, Ignacio Prado Pastor, 1973.


Versions de Quero (Paucartambo, département de Cuzco)
  • Morote Best (Efraín), « Un nuevo mito de fundación del imperio », Revista del Instituto Americano de Arte (Cuzco) 8 (8), 1958, pp. 38-58.

  • Müller (Thomas et Helga), « Mito de Inkarrí-Qollarí (cuatro narraciones) », Allpanchis (Cuzco) (23), 1984, pp. 128-133, 134-136 et 138-143.

  • Núñez del Prado (Oscar), « Versión del mito de Inkarrí en Q’eros », pp. 275-280, in Juan M. Ossio A., Ideología mesiánica del mundo andino. Lima, Ignacio Prado Pastor, 1973.

  • Urbano (Henrique), « Le temps et l’espace chez les paysans des Andes péruviennes », Bulletin de l’Institut Français d’Études andines (Lima) (3), 1974, pp. 39-40 [traduction en français de la version qui fait l’objet de la rubrique précédente].

  • Version recueillie par nous auprès de don Lorenzo Quispe, originaire de la communauté de Quero, le 15 octobre 2008.

  • Version recueillie par nous auprès de don Pascual Apaza Flores, originaire de la communauté de Quero, le 16 octobre 2008.


Version de Collana-Huasac (Paucartambo, département de Cuzco)

  • León Caparó (Raúl), « Versión del mito de Inkarrí en Qollana Wasak », pp. 474-477, in Juan M. Ossio A., Ideología mesiánica del mundo andino. Lima, Ignacio Prado Pastor, 1973.

Version de Cuzco

  • Condori Mamani (Gregorio), Autobiografía. Éd. de Ricardo Valderrama Fernández et Carmen Escalante Gutiérrez. Cuzco, Centro de Estudios Rurales Andinos « Bartolomé de Las Casas » (coll. « Biblioteca de la Tradición Oral Andina »), 1977, pp. 49-50.

Versions de Poques (Calca, département de Cuzco)

  • Valderrama Fernández (Ricardo), Escalante Gutiérrez (Carmen), « El Inca vive », Bulletin de la Société Suisse des Américanistes (Genève) 59-60, 1995-1996, pp. 107-118 [l’article comporte les versions intitulées : « Las tierras de Tawqa », « El Inca vive en la ciudad de Paytiti », « El tiempo del "Padre Eterno" »].

Version de San Pablo (Canchis, département de Cuzco)

  • Valencia Espinosa (A.), « La Monarquía de los Inkas », pp. 289-295, in Juan M. Ossio A., Ideología mesiánica del mundo andino. Lima, Ignacio Prado Pastor, 1973 [cette version avait été recueillie en 1930 par un habitant de San Pablo, Francisco Wallpa Kispa, qui en avait fait une transcription manuscrite].

Versions de Maras (Urubamba, département de Cuzco)

  • Urbano (Henrique) et Salazar Soler (Carmen), Cahiers et Notes Ethnographiques, Maras (Cuzco), 1972-1974 [manuscrit].

  • Urbano (Henrique), Mythe et Utopie : la représentation du temps et de l’espace dans les Andes péruviennes. Thèse de doctorat. Québec, Université de Laval, Département de Sociologie, septembre 1979, pp. 470-471 et 473-475 [mêmes textes que dans la référence précédente avec une traduction en français].

Version de Llallapara (Canas, département de Cuzco)

  • Valderrama Fernández (Ricardo), Escalante Guttiérrez (Carmen), « Mitos y leyendas de los quechuas del sur del Perú (Apurimac-Cuzco) », Debates en Antropología (Lima) (2), 1978, pp. 130-131.

Version de Collaguas (département d’Arequipa)

  • Pease (Franklin), Collaguas I. Lima, Fondo editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú, 1977, pp. 148-149.

Version de Chachas (Castilla, département d’Arequipa)
  • Vivanco Guerra (Alejandro), « Una nueva versión del mito de Inkarrí en el Perú », Folklore americano (Mexico) (43), 1987, pp. 15-23.

Version de Checa Pupuja (Azángaro, département de Puno)

  • Flores Ochoa (Jorge), « Inkariy y Qollariy en una comunidad del Altiplano », pp. 301-336, in Juan M. Ossio A., Ideología mesiánica del mundo andino. Lima, Ignacio Prado Pastor, 1973.

Version de Lambayeque


  • Sevilla Exebio (Julio César), « El mito de Inkarrí en Lambayeque », Conapis (Piura), 2 sept.-1er oct. 1989.


2. Ouvrages et travaux cités


  • Cobo (Bernabé), Historia del Nuevo Mundo, in Obras del P. Bernabé Cobo. Madrid, Atlas (coll. « Biblioteca de Autores Españoles », 91-92), 1956 [1653].

  • Dumézil (Georges), Duviols (Pierre), « Sumaq T’ika, La Princesse du village sans eau », Journal de la Société des Américanistes (Paris) 63, 1974-1976, pp. [15]-198.

  • Duviols (Pierre), « Un inédit de Cristóbal de Albornoz : La instrucción para descubrir todas las Guacas del Pirú y sus camayos y haziendas », Journal de la Société des Américanistes (Paris) 56, 1967, pp. [7]-39.

  • Guaman Poma de Ayala (Felipe), Nueva corónica y buen gobierno (codex péruvien illustré). Édition fac-similé de Paul Rivet. Paris, Université de Paris, Institut d’ethnologie (coll. « Travaux et mémoires de l’Institut d’Ethnologie », 23), 1936 [1615].

  • Husson (Jean-Philippe), La mort d’Ataw Wallpa ou la fin de l’Empire des Incas. Tragédie anonyme en langue quechua du milieu du XVIe siècle ; édition critique trilingue (quechua – espagnol – français). Avant-propos de Nathan Wachtel. Genève, Éditions Patiño (collection « Littératures et cultures latino-américaines »), 2001.

  • Inca Garcilaso de la Vega, Obras Completas del Inca Garcilaso de la Vega, vol. 2, Primera Parte de los Comentarios Reales de los Incas. Madrid, Atlas (coll. « Biblioteca de Autores Españoles », 133), 1963 [1609].

  • Molinié (Antoinette), « D’un village de la Mancha à un glacier des Andes. Deux célébrations "sauvages" du corps de Dieu », pp. [223]-[254], in Antoinette Molinié (ed.), Le Corps de Dieu en Fêtes, Paris, Éditions du Cerf, 1996.

  • Molinié Fioravanti (Antoinette), « Sanglantes et fertiles frontières. À propos des batailles rituelles andines », Journal de la société des américanistes (Paris) 74, 1988, pp. 49-70.

  • Nir (Amnon), « Anca Uallo Chanca : ¿ mito o historia ? », Iberoamerica global (Jérusalem) 1 (2 spécial), 2008, pp. 23-33 [Iberoamerica global est une revue digitale de l’Université Hébraïque de Jérusalem].

  • Sarmiento de Gamboa (Pedro), Historia índica, Madrid, Atlas (coll. « Biblioteca de Autores Españoles », 135), 1960 [1572].

  • VI Congreso Peruano del Hombre y la cultura andina, Dramas coloniales en el Perú actual. Lima, Universidad Inca Garcilaso de la Vega, 1985.

  • Vellard (J.[ean-Albert]), Merino (Mildred), « Bailes folklóricos del Altiplano », Travaux de l'Institut Français d'Etudes Andines (Paris / Lima) 4, 1954, pp. [59]-132.



Notas

(1). Du fait de l’importance particulière de ces versions qui, comme nous le verrons, constituent le « cœur » du mythe, il nous est apparu opportun d’en donner la liste complète assortie des noms de ceux qui les ont recueillies : versions de Puquio (Lucanas, département d’Ayacucho) recueillies par José María Arguedas et Josafat Roel Pineda en septembre-octobre 1956 ; version d’Andamarca (Lucanas, département d’Ayacucho) recueillie par Juan Ossio et Jorge Herrera Alfaro en 1972 ; version de Chacaray (Huamanga, département d’Ayacucho) recueillie par Alejandro Ortiz Rescaniere en 1970 ; version de Huamanga (département d’Ayacucho) recueillie par Alejandro Ortiz Rescaniere en 1972 ; version de Quinua (Huamanga, département d’Ayacucho) recueillie par Hernando Núñez et Javier Montori en 1965 et résumée par José María Arguedas ; version d’Auquilla (Fajardo, département d’Ayacucho) recueillie par Abdón Yaranga Valderrama et éditée par Jan Szemi?ski en 1993 ; versions d’Incuyo (département d’Ayacucho) recueillies par Lucy Núñez Rebaza en 1973 ; version de Lima recueillie par Arturo E. de la Torre López en juillet 1991 ; version de Quero (Paucartambo, département de Cuzco) recueillie par Thomas et Helga Müller en avril 1980. Les références des éditions correspondantes figurent dans la bibliographie placée à la fin de ce travail.

(2). Deux versions de Quero, distinctes de celle qui est citée dans la note précédente, illustrent ce cas. La première a été recueillie par Efraín Morote Best : « Fue en ese instante que comenzó la fiera interposición de los ñaupa-machu en la obra de Inkarí. [...] se conjuraron contra Inkarrí. [...] Pero no resultaron adversarios sólo los ñaupa-machu. Las mismas montañas, que en tiempos anteriores habían dado aliento vital a Inkarí, se tornaron enemigas de él ; Dos de ellas (Tormentilla y Khuchisanta), por ejemplo, entrecruzaron sus pies para no dejarlo pasar » (Efraín Morote Best, « Un nuevo mito de fundación del imperio », Revista del Instituto Americano de Arte (Cuzco) 8 (8), 1958, pp. 38-58). La seconde a été recueillie par Oscar Núñez del Prado : « Inkarí levantaba su ciudad contraviniendo el mandato de sus Apus, y éstos, para hacerle comprender su error, permitieron que los "ñaupa", que observaban llenos de envidia y rencor a Inkarí, cobraran nueva vida. Su primer deseo fue el de exterminar al hijo de los espíritus de las montañas » (Oscar Núñez del Prado, « Versión del mito de Inkarrí en Q’eros », in Juan M. Ossio A., Ideología mesiánica del mundo andino. Lima, Ignacio Prado Pastor, 1973, pp. 275-280).

(3). Franklin Pease, Collaguas I, Lima, Fondo editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú, 1977, pp. 148-149. Ce mythe illustre et justifie la diversité écologique à travers le cas des localités de Callalli, Yanque et Cabanaconde, dans la région de Collaguas.

(4). Le récit fut recueilli en 1982 par Abdón Yaranga Valderrama et publié par celui-ci l’année suivante sous la forme de photocopies. L’original en quechua était accompagné d’une traduction en espagnol et d’un commentaire qui insistait sur les concordances unissant le texte à la chronique de Guaman Poma de Ayala, sous le titre « La concepción del tiempo y de la historia en la crónica de Guaman Poma de Ayala y su supervivencia actual en la región andina ». Une édition bilingue quechua-français vit le jour en 1989 dans une revue de l’Université Paris VIII – Vincennes. Le texte fut ensuite repris par Jan Szemiński qui l’intégra à l’un de ses ouvrages, d’où nous l’avons extrait (Jan Szemiński, La utopía tupamarista, Lima, Fondo editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú, 1993, pp. 145-171).

(5). Version recueillie par nous auprès de don Lorenzo Quispe, originaire de la communauté de Quero, le 15 octobre 2008.

(6). Version recueillie par nous auprès de don Pascual Apaza Flores, originaire de la communauté de Quero, le 16 octobre 2008.

(7). Gregorio Condori Mamani, Autobiografía, éd. de Ricardo Valderrama Fernández et Carmen Escalante Gutiérrez, Cuzco, Centro de Estudios Rurales Andinos « Bartolomé de Las Casas » (coll. « Biblioteca de la Tradición Oral Andina »), 1977, pp. 49-50.

(8). La perspective de régénération par la naissance d’un fils est également présente dans l’une des versions du mythe d’Inkarrí, celle d’Andamarca (Ayacucho) qui a pour titre « ¿ Por qué no se quiere ir a la escuela ? » : « ¿ Dónde estarán los dos hijos del Inka ? Dicen que cuando el mayor esté ya crecido va a volver. Ese será el día del Juicio Final. Pero no sabemos si podrá volver. Los niños, las criaturas, dicen, deben de buscarlo, lo están buscando » (Alejandro Ortiz Rescaniere, De Adaneva a Inkarrí, una visión indígena del Perú, Lima, Instituto Nacional de Investigación y Desarrollo de la Educación, 1973, p. 149).

(9). Dans la pratique, il arrive que l’ordre des défis soit inversé dans certaines versions ou que l’un des défis soit remplacé par un nouveau, inconnu dans les autres versions. Il s’agit là de l’effet normal du temps sur les mythes : certains éléments disparaissent, d’autres sont modifiés et d’autres encore apparaissent.

(10). Gregorio Condori Mamani, op. cit., pp. 49-50.

(11). Ces versions sont les suivantes : versions de Quero (Paucartambo, département de Cuzco) recueillies par Efraín Morote Best en 1955, Oscar Núñez del Prado en 1955, Thomas et Helga Müller en 1979 et 1980, et nous-même le 15 octobre 2008 ; version de Collana-Huasac (Paucartambo, département de Cuzco) recueillie par Raúl León Caparó en 1972 ; versions de Maras (Urubamba, département de Cuzco) recueillies par Henrique Urbano et Carmen Salazar dans la période 1972-1974 ; versions de Puquio (Lucanas, département d’Ayacucho) recueillies par José María Arguedas et Josafat Roel Pineda en septembre et octobre 1956 ; version de Chachas (Castilla, Aplao, département d’Arequipa) recueillie par Alejandro Vivanco Guerra en juillet 1976 ; version de Poques (Calca, département de Cuzco), recueillie par Ricardo Valderrama Fernández et Carmen Escalante Gutiérrez ; version d’Incuyo (département d’Ayacucho) recueillie par Lucy Núñez Rebaza en 1973 ; version de San Pablo (Canchis, département de Cuzco), recueillie par Francisco Wallpa Kispa en 1930, publiée par A. Valencia Espinosa en 1973.

(12). C’est le cas dans la version figurant dans l’autobiographie de Gregorio Condori Mamani ; dans celle, intitulée « Los hombres del pasado », que recueillit à Lima Raúl León Caparó ; dans celle, intitulée « ¿ Por qué no se quiere ir a la escuela ? » que recueillit à Lima Alejandro Ortiz Rescaniere auprès d’un natif de la province d’Andamarca (département d’Ayacucho) en 1971 ; enfin dans celle, intitulée « Las tierras de Tawqa », que recueillirent Ricardo Valderrama Fernández et Carmen Escalante Gutiérrez à Poques (Calca, département de Cuzco).

(13). C’est le cas dans la version recueillie en 1972 à Andamarca (province de Lucanas, département d’Ayacucho) par Juan Ossio et Jorge Herrera Alfaro : « [...] En Qelqata se hubiera edificado Lima. En Qelqata debía estar Lima. "¿ Llegará a Lima ?, ¿ Alcanzará o no alcanzará ?", se preguntó. Y entonces, habiendo lanzado la barreta de Osqonta, ésta, al pasar por Inkapallanca, partió al cerro en dos y es por esto que también se le llama "cerro partido" o "retazo de cerro". [...] Eso había hecho midiendo a Lima. "Si llega a Lima, Lima será", dijo. Pero no llegó la barreta. Se pasó a Inkapallanca partiendo al cerro en dos partes. Este lado (el izquierdo) está completamente derrumbado. Está como si lo hubiera cortado. Por eso dicen que se llama "cerro partido" […] ». Le même projet de fondation de Lima transparaît dans cet extrait d’une version issue d’un lieu très voisin de la précédente : « Ri Inka quería construir Lima en la llanura de Quilca. Medía con una barreta. La arrojó, pasó por por el costado de Quilca, se fue más allá. Ri Inka habló : – Lima no cabrá, no podrá alcanzar en la pequeña pampa de Quilca » (version recueillie par Alejandro Ortiz Rescaniere en 1975 à Ishua, Lucanas, département d’Ayacucho).

(14). Dans la version recueillie à Quero par Thomas et Helga Müller, l’acte de création est attribué conjointement à Inkarrí et Collarí.

(15). Pedro Sarmiento de Gamboa, Historia índica, Madrid, Atlas (coll. « Biblioteca de Autores Españoles », 135), 1960 [1572], pp. 215-218. Notons que pour cet auteur c’est à Mama Ocllo, encore appelée Mama Huaco, et non à Manco Capac que revint de lancer les barres d’or – elles étaient au nombre de deux, autre différence avec la version la plus connue de la tradition – qui allaient identifier le futur site du Cuzco : « Mama Guaco, que fortísima y diestra era, tomó dos varas de oro y tiróles hacia el norte ».

(16). Inca Garcilaso de la Vega, Obras Completas del Inca Garcilaso de la Vega, vol. 2, Primera Parte de los Comentarios Reales de los Incas, Madrid, Atlas (coll. « Biblioteca de Autores Españoles », 133), 1963 [1609], pp. 25-29.

(17). Bernabé Cobo, Historia del Nuevo Mundo, in Obras del P. Bernabé Cobo, vol. 2, Madrid, Atlas (coll. « Biblioteca de Autores Españoles », 92), 1956 [1653], p. 63.

(18). Georges Dumézil, Pierre Duviols, « Sumaq T’ika, La Princesse du village sans eau », Journal de la Société des Américanistes (Paris) 63, 1974-1976, pp. [15]-198.

(19). Selon Dumézil et Duviols, Nicanor Jara est né en 1872 et mort aux environs de 1960 (ibid., p. [15], note 1). Il écrivit et fit jouer Sumaq T’ika à l’âge de 19 ans (ibid., p. 18).

(20). C’est ce dont témoignent les affinités flagrantes qui unissent la pièce à d’autres manifestations de la tradition orale locale, évoquées par Dumézil et Duviols (ibid., pp. [15]-18).

(21). Antoinette Molinié, « D’un village de la Mancha à un glacier des Andes. Deux célébrations "sauvages" du corps de Dieu », in Antoinette Molinié (ed.), Le Corps de Dieu en Fêtes, Paris, Éditions du Cerf, 1996, pp. 231-232 et 239.

(22). Antoinette Molinié Fioravanti, « Sanglantes et fertiles frontières. À propos des batailles rituelles andines », Journal de la société des américanistes (Paris) 74, 1988, p. 54.

(23). Pierre Duviols, « Un inédit de Cristóbal de Albornoz : La instrucción para descubrir todas las Guacas del Pirú y sus camayos y haziendas », Journal de la Société des Américanistes (Paris) 56, 1967, p. 23.

(24). Autobiographie de Gregorio Condori Mamani recueillie par Ricardo Valderrama Fernández et Carmen Escalante Guitiérrez (Cuzco) ; version recueillie à Quero par Thomas et Helga Müller ; version recueillie à Huamanga par Alejandro Ortiz Rescaniere ; version recueillie à Lambayeque par Julio César Sevilla Exebio.

(25). Jean-Philippe Husson, La mort d’Ataw Wallpa ou la fin de l’Empire des Incas. Tragédie anonyme en langue quechua du milieu du XVIe siècle ; édition critique trilingue (quechua – espagnol – français), Genève, Éditions Patiño (collection « Littératures et cultures latino-américaines »), 2001, p. 349.

(26). Il s’agit d’une version aujourd’hui disparue qui était mise en scène jusqu’au début du XXe siècle à Tihuanaco (département de La Paz, Bolivie) : J.[ean-Albert] Vellard, Mildred Merino, « Bailes folklóricos del Altiplano », Travaux de l'Institut Français d'Etudes Andines (Paris / Lima) 4, 1954, pp. 116-117.

(27). Par définition, les drames de la mort d’Atahualpa se concluent par l’exécution du héros et ne mettent donc pas en scène sa fuite. Quelques-uns, cependant, évoquent le départ de ses partisans vers un lieu plus sûr. Dans ceux du groupe Manás-Huancapón-Gorgor-Ambar, à l’extrême-nord du département de Lima, le chœur féminin interroge en ces termes le frère de l’Inca : « Dans quelle montagne es-tu allé te cacher ? » (VI Congreso Peruano del Hombre y la cultura andina, Dramas coloniales en el Perú actual, Lima, Universidad Inca Garcilaso de la Vega, 1985, pp. 111 et 119). La version la plus significative est celle de Chayanta, déjà citée. Nous y voyons Atahualpa, non seulement recommander à son fils de se mettre hors d’atteinte des Espagnols, mais aussi préciser explicitement le lieu qu’il a choisi à cet effet : celui de Vilcabamba (Jean-Philippe Husson, op. cit., pp. 350-353) où, en effet, se réfugia une fraction de la noblesse inca après l’échec du siège de Cuzco par Manco Inca. Cette précision du plus haut intérêt, jointe à diverses considérations historiques et linguistiques, laisse penser que les dirigeants du royaume néo-inca de Vilcabamba seraient à l’origine des drames de la mort d’Atahualpa. On ne peut exclure, dans ces conditions, qu’ils aient également joué un rôle dans la genèse du mythe d’Inkarrí.

(28). C’est le cas de la version recueillie par Raúl León Caparó dans la communauté de Collana-Huasac et de quatre versions de Quero, deux recueillies par Thomas et Helga Müller (auprès de Juan Quispe et Pascual Samata) et deux autres par nous (auprès de Lorenzo Quispe et Pascual Apaza Flores).

(29). Amnon Nir, « Anca Uallo Chanca : ¿ mito o historia ? », Iberoamerica global (Jér0usalem) 1 (2 spécial), 2008, pp. 23-33 [Iberoamerica global est une revue digitale de l’Université Hébraïque de Jérusalem].

(30). Felipe Guaman Poma de Ayala, Nueva corónica y buen gobierno (codex péruvien illustré), édition fac-similé de Paul Rivet, Paris, Université de Paris, Institut d’ethnologie (coll. « Travaux et mémoires de l’Institut d’Ethnologie », 23), 1936 [1615], p. 85 : « dizen que ancauallo changa q[ue] salieron de la laguna de chocllococha cincuenta mil millones de yn[di]os cin las mugeres ni biejos ninos y el rrey deellos ancauallo quizo ser ynga en tienpo de mango capac ynga primero y se la presento a su ermana a topa uaco el d[ic]ho ynga y le engano y le mato al s[eñ]or rrey y capitan ancauallo uarmi auca despues de auer muerto el capitan general toda su gente se metieron a la montana y pasaron a la otra parte la mar de enorte en la cordellera y tierra tras de la montana tierra fria aspera a donde quedaron hasta oy yn dia y son yn[di]os infieles y esta en gouernacion de su rrey y s[eñ]or ynga y dizen que ay muchos yn[di]os de muchicimos trages y casta y entre ellos traen guerra como los yn[di]os chunchos antis y que ay mucho oro y plata y mucha tierra y ganados y la tierra es fertil yn[di]os belicosos como tengo d[ic]ho questa gête cae en la mar de enorte ».

(31). Pedro Cieza de León [1551], Pedro Sarmiento de Gamboa [1572], Bernabé Cobo [1653].

(32). Il s’agit, d’une part, des versions de Quero recueillies par Oscar Núñez, par Thomas et Helga Müller auprès de Domingo Paucar et par nous auprès de Modesto et Lorenzo Quispe ; d’autre part, des versions de Poques intitulées Las tierras de Tawqa, El Inca vive en la ciudad de Paytiti et El tiempo del Padre Eterno, recueillies par Ricardo Valderrama Fernández et Carmen Escalante Gutiérrez.

(33). Jean-Philippe Husson, op. cit., pp. 133-187 (chapitre 3).

(34). Alejandro Ortiz Rescaniere, op. cit., p. 132.

(35). Ce sont les versions de Collana-Huasac, de Quero recueillies par Thomas et Helga Müller (caractérisées par la superposition de deux issues contradictoires : mort du souverain inca et fuite de celui-ci vers le Paititi), de Maras, de Puquio recueillie par José María Arguedas et Josafat Roel Pineda, d’Incuyo, d’Andamarca (« ¿ Por qué no se quiere ir a la escuela ? »), de Chachas.

(36). Version recueillie par Alejandro Vivanco Guerrera en juillet 1976 auprès de doña Práxides, originaire du district de Chachas (Castilla, département d’Arequipa).

(37). Il existe deux versions qui superposent les deux types d’affrontement ; nous les avons donc répertoriées dans les deux catégories correspondantes, ce qui explique que le total soit supérieur à 62.

(38). Le coefficient de corrélation est un nombre compris entre -1 et 1, représentatif de l’implication d’un phénomène sur un autre. La valeur 1 signifie que la réalisation du premier phénomène implique nécessairement celle du second, la valeur –1 qu’elle implique la réalisation du phénomène contraire et la valeur 0 que les deux phénomènes sont totalement indépendants.

(39). Version recueillie par nous en octobre 2008 auprès de don Mateo Italiano, shaman de la communauté mashigüenga de Shipetiari. On observe que le passage commence par une évocation de Juan Santo – en réalité Santos – Atahualpa qui est un personnage historique. Ce cacique de la région de Tarma (Pérou central) entra dans l’histoire pour la longue résistance qu’il opposa aux autorités de la vice-royauté du Pérou au milieu du XVIIIe siècle. Il est significatif que sa tactique ait consisté, lorsque le vice-roi envoyait des troupes pour le combattre, à se retirer dans le piémont amazonien.

(40). Ce héros se nomme Yayantsi, autrement dit « Notre Père » en quechua, la particule –ntsi étant selon toute probabilité une variante du possessif de la première personne du pluriel inclusive. D’où l’hypothèse selon laquelle la diffusion du mythe d’Inkarrí des Andes vers le bassin amazonien aurait été concomitante de celle de la langue quechua.

(41). Notamment la référence à l’ayahuasca, plante hallucinogène à caractère sacré utilisée par les shamans d’Amazonie, qui permet d’entrer en contact avec le monde invisible et les divinités disparues.

(42). Sous réserve de s’assurer que cet élément n’a pas été introduit dans le mythe à une date récente, cas représenté par les séquences qui font l’objet de la similitude n° 7. Il y est question d’un avion ou d’un hélicoptère parti à la recherche de l’Inca réfugié dans le Paititi. La présence de cet anachronisme flagrant dans une séquence commune à plusieurs versions s’explique par la proximité spatiale de celles-ci (Quero et Poques, en l’occurrence, toutes les deux situées dans le département de Cuzco), et montre l’existence d’interactions postérieures à la première diffusion du mythe. Pour des versions géographiquement distantes, en revanche, cette éventualité semble exclue, ce qui doit nous conduire à les privilégier chaque fois que cela apparaît possible.