Textes canoniques entre oralité et écriture:
nouvelles filiations / nouvelles approches

Ria Lemaire

____________________________  

♦ Introduction
♦ Scriptocentrisme
♦ En transition de l'oralité vers l'écrit : le folheto brésilien
♦ Une autre filiation pour Martín Fierro ?
♦ Filiation initiale, filiation érudite, filiation originelle
♦ Légitimation culturelle et consécration érudite
Folleto : folheto ? - l'autre filiation
♦ L'auteur
♦ Un auteur-improvisateur
♦ Manuscrits et folhetos : ré-écritures
♦ Des lecteurs-auditeurs
♦ "Littérature" ou témoignage : fiction ou vérité?
♦ Conclusion
♦ Postface



Table des matières



























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Aquí no valen Dotores,
Sólo vale la esperencia,
Aquí verian su inocencia
Esos que todo lo saben;
Porque esto tiene otra llave
Y el gaucho tiene su cencia. »

El gaucho Martín Fierro, Arch. v. 1457-1462



Introduction

L’idée des réflexions qui vont suivre naquit dans un petit bourg médiéval poitevin, un dimanche après-midi du mois de janvier de l’an deux mille. Élida Lois, professeure à l`Université de Buenos Aires, était venue comme professeure invitée au Centre de Recherches Latino-Américaines de l’Université de Poitiers pour y mettre la dernière main, avec les collègues de la Collection Archivos, à l’édition critique de Martín Fierro qui allait constituer le volume 51 de la Collection(1).

Nous passions le week-end ensemble avec un objectif précis : il fallait discuter à fond le problème posé par la versification et le schéma des rimes (a bb cc b) – inexistant dans la poésie argentine ! – du sizain aux vers octosyllabiques par lequel commence l’épopée nationale argentine et qui est le mètre le plus utilisé dans les deux parties de l’œuvre, El gaucho Martín Fierro (1872) et La vuelta de Martín Fierro (1879) :

Aquí me pongo a cantar
Al compás de la vigüela,
Que el hombre que lo desvela
Una pena estrordinaria,
Como la ave solitaria      
Con el cantar se consuela. (El gaucho..., Arch. v. 1-6) (2)


Le schéma des rimes de ce sizain n´étant pas pratiqué en Argentine, des chercheurs avaient suggéré qu’il pouvait avoir des origines brésiliennes. Leur hypothèse était que l’auteur, José Hernández (1834-1886), se serait approprié ce mètre, une variante du sizain classique, lors de son exil politique (1869-1870) dans la région frontalière de Sant’Ana de Livramento dans le Rio Grande do Sul, l’État le plus méridional du Brésil.

Est-ce que ce sizain existe dans la littérature populaire brésilienne, plus spécifiquement dans sa littérature de cordel, dont l’Université de Poitiers possède une richissime collection (3), le Fonds Raymond Cantel ? L’hypothèse me paraissant fort peu probable et ne trouvant aucune confirmation dans les anthologies de la poésie populaire brésilienne que nous consultâmes, nous allâmes à la recherche d’autres hypothèses, susceptibles de résoudre l’énigme de cette strophe si typique qui constitue la base de la payada, telle que José Hernández la met en scène : une poésie chantée, improvisée et mémorisée, qui peut prendre la forme d’un monologue (mémorisé et improvisé à partir d’un thème, d’un vers proposé par le public) ou d’un dialogue / duel poétique improvisé, un chant ao desafio, qui au Brésil s’appelle repente. À un moment donné, j’eus l’heureuse intuition de demander à ma collègue si, puisque la payada est une poésie chantée, elle pouvait chanter quelques strophes de Martín Fierro. Voici comment elle chanta le début :


Aquí me pongo a cantar
Aquí me pongo a cantar
Al compás de la vigüela.
Que el hombre que lo desvela
Una pena estrordinaria
Como la ave solitaria
Con el cantar se consuela.


La solution de l’énigme était là ! Quand on chante le sizain imprimé, il devient, en un certain sens, un septain dont les rimes suivent le schéma aa bb cc b. C´est en chantant les vers que l’on retrouve un des schémas caractéristiques de l’art poétique de la poésie chantée, improvisée, des traditions orales – pas seulement ibériques ! – et c´est bien cette réalité d’un monde de l’oralité et ce type de poésie que Hernández avait voulu mettre en scène en composant les cantos du gaucho Martín Fierro. La répétition du premier vers au début de chaque strophe permet au poète, à chaque fois, de retrouver le rythme fixe de la toada, la mélodie traditionnelle plus ou moins figée qui appartient au genre dans lequel il a choisi de chanter, et de s’offrir juste le petit moment de préméditation, de réflexion – l’espace de l’inspiration – dont il aura besoin pour mener à bonne fin la strophe improvisée (4). La rime embrassée à la fin de la strophe, par contre, constitue ce que cet espace de temps minime lui permit d’inventer: une petite prouesse verbale que les traités de stylistique ont l’habitude d’associer plutôt à la poésie écrite.

Sous les apparences trompeuses du texte imprimé et lu actuellement en silence par un lecteur individuel se cache, par conséquent, une réalité très différente. Cette poésie était, en fait, une poésie chantée, comme le premier, le deuxième et le septième vers de la première strophe le confirment explicitement. Sa structure de base que la notation par écrit occulte(5) , se fonde sur ce qui est la stratégie poétique, discursive, par excellence des civilisations de l’oralité – la répétition –, destinée à faciliter la mémorisation et l´improvisation en présence d`un auditoire. Publiée dans les années soixante-dix du XIXe siècle, à une époque où la lecture en silence n’était pas encore généralisée et où, pour le public, lecture signifiait encore : déclamation, lecture à haute voix, cette poésie chantée par Mme Lois, a retrouvé sa filiation première, originelle. Martin Fierro n’entre pas dans la généalogie de la poésie écrite dont les traités de versification et de stylistique définissent l’art poétique ; la lignée que l’œuvre présente et représente est, comme José Hernández l’a lui-même confirmé, celle de la poésie orale improvisée et chantée dont l’art poétique est autre, fondé sur des stratégies rythmiques, mnémotechniques et d’improvisation.


Scriptocentrisme


L’anecdote met en lumière une pratique courante dans le domaine des études littéraires, fondée sur des présupposés actuellement définis comme scriptocentriques et que critiquèrent les chercheurs qui, au cours du XXe siècle, s’intéressaient aux traditions orales. En prenant comme base et point de départ d’analyses, d’interprétations et de théories le texte / document imprimé, indépendamment de sa genèse, cette démarchea généralement eu pour conséquence de traiter sans réflexion critique préalable tous les textes imprimés, même ceux qui ont été dits, dictés, déclamés ou chantés et, donc, transcrits ou manuscrits, comme s’il s’agissait de documents « écrits » au sens actuel du terme, c´est-à-dire : composés en écrivant. Ce parti-pris amena les chercheurs en lettres à appliquer, sans questionnement initial, leurs modèles, critères, théories et concepts contemporains à des expressions culturelles, artistiques, littéraires provenant d’époques, de cultures, de classes sociales, d’artistes qui ne dominaient pas nécessairement l’écriture et ses codes, ou qui en ont fait un usage différent ou partiel. Tel fut le sort, trop souvent, de ces « littératures » dont la matrice se situe dans l’oralité : la littérature médiévale européenne, l’Ancien Testament, les épopées d’Homère et tant d’autres.

Chantées ou déclamées, accompagnées par un instrument de musique, ces formes d’expression poétique si différentes ont été consignées à un moment relativement fortuit de leur propre histoire ; par exemple, au moment où l’invention (ou l’introduction) de l’écriture (6), ou la demande d’un mécène, ou encore la présence d’un scriptorium, ont permis de les enregistrer. Notations imparfaites, puisque l’écriture et l’imprimerie, tout en permettant de conserver le texte linguistique, lui ont fait perdre en même temps ce qui constituait son unicité et particularité : la voix vive du poète, ses gestes, les expressions de son visage, l’unité de la musique et de la parole, le contexte du moment, le contact avec un public qui écoute, commente et participe à la création ou re-création de l’œuvre ; tous ces éléments de la performance étant aussi des « signifiants » que la notation par écrit est incapable de conserver.

Avec la notation par écrit, ou « manuscriture », a commencé une longue période de transition, pendant laquelle, lentement et progressivement, les êtres humains se sont approprié les possibilités offertes par la nouvelle technologie, en passant par diverses phases d´oralité mixte, ensuite seconde, avant d´arriver aux premières formes d´écriture dans le sens actuel du terme. L’écriture, pendant de longs siècles encore, est restée notation par écrit de textes composés selon l’art poétique des traditions orales, avant de devenir création par écrit. De même, la transmission de ces textes est restée orale, malgré l´existence du document écrit ou imprimé, leur lecture se faisant à haute voix, puis à voix basse, avant de devenir silencieuse (7).

En contradiction flagrante avec la réalité de cette évolution historique complexe et hétéroclite, le discours érudit en sciences humaines a toujours présenté le passage de l’oralité à l’écriture comme une révolution et la civilisation de l’écriture comme la vraie et unique civilisation. Qualifiant ce qui existait avant de primitivisme, caractérisé par toute une série de qualificatifs négatifs, tels que : analphabète, illettré, inculte, grossier, rude, ce discours officiel est construit sur une dichotomie radicale qui lui a fourni la base de sa classification des expressions littéraires de l’oralité à l’aide d’une gamme d’expressions péjoratives, telles que : para-, pseudo-, infra- ou sous-littérature.

Ce paradigme scriptocentrique (élaboré lentement et progressivement à partir des Prolegomena ad Homerum de Wolf,  publiés en 1795) s’effondra aux alentours des années quatre-vingt du siècle passé. L’élément déterminant fut les travaux de Walter Ong qui retraça de façon magistrale la genèse de l’avènement de la littérature, ses implications et ses conséquences dans Orality and Literacy – the Technologizing of the Word, publié en 1982 et traduit en plusieurs langues depuis. Au lieu d’être considéré comme une révolution, cet avènement est plutôt vu actuellement comme un des chapitres de la longue histoire / évolution des technologies de l’information et de la communication. En fait, il y eut une transition jamais achevée qui engendra toutes sortes de formes mixtes, hétérogènes, ni proprement orales, ni vraiment « écrites », débouchant sur des échanges continuels, des influences réciproques entre le monde de l’oralité et celui de l’écrit, et un processus de marginalisation progressive des traditions orales et populaires.

En transition de l’oralité vers l’écrit : le folheto brésilien

Meu verso rastero, singelo e sem graça
Não entra na praça, no rico salão
Meu verso só entra no campo e na roça
Na pobre palhoça, da serra ao sertão. (Patativa do Assaré, « O poeta da roça »)


C’est dans le cadre de ce changement de paradigme que la littérature de cordel brésilienne est devenue, pour les spécialistes de l’oralité et de l’histoire des technologies de la communication, un champ de recherche fascinant. À l’heure actuelle, encore, on peut rencontrer dans le Nordeste brésilien – coexistant dans un laps de temps de moins d’un siècle et demi – toutes les phases de l’histoire des technologies de la communication ; histoire que l’Europe parcourut en mille ans depuis que, aux alentours de l’an mille, elle commença à « manuscrire » les premiers textes en langues vernaculaires, pour arriver, en passant par l’invention de l’imprimerie, cinq cents ans plus tard, à celle de l’ordinateur, déjà au seuil du nouveau millénaire.

Dans le Nordeste du Brésil, il y a encore, de nos jours, de grands poètes populaires qui sont analphabètes et dictent leurs poèmes ; il y en a d’autres qui savent lire, d’autres qui savent lire et écrire – à des niveaux différents – et d’autres encore qui envoient déjà par internet à leurs lecteurs leurs folhetos, toujours composés selon les règles et codes poétiques traditionnels. Dans ces folhetos, les poètes méditent parfois sur la voix poétique qui improvise, sur l’art de l’improvisation / mémorisation, sur son rapport au texte imprimé, définissant leurs positions de poètes qui sont aussi  chanteurs / imprimeurs / graveurs / vendeurs. Il y a là un immense laboratoire bien vivant, dans lequel existent, coexistent, transitent, dialoguent et se confrontent toutes les phases, transitions et combinaisons que l’histoire des technologies de la communication a pu engendrer dans son parcours millénaire et... il y a des poètes (8) qui en sont partie prenante, qui y réfléchissent, adoptent des positionnements théoriques et se montrent capables d’analyser et de définir leur position par rapport à ces mondes changeants.

Les érudits de la fin du XIXe siècle ont donné aux folhetos, objets avant tout économiques aux yeux des poètes-auteurs, le nom qu’avait ce phénomène dans la Péninsule ibérique : literatura de cordel. Il s’agit d’uneforme de filiation, qui est en même temps une appropriation : le terme leur a permis de classer les livrets comme une forme de para-, ou pseudo-, ou infra-, ou pré-littérature, de les analyser et interpréter ensuite à l’aide des méthodes et théories de la littérature canonique. Leurs présupposés scriptocentriques ne pouvaient que les amener à des jugements de valeur négatifs, condescendants et fondés sur une ignorance crasse du phénomène en question. Ils leur ont aussi inspiré le mépris à l’égard de chercheurs qui essayaient de proposer des méthodes ou des théories plus adéquates pour l’étude des traditions orales.

Actuellement, peu à peu, les chercheurs commencent à se rendre compte du fait que ces présupposés sont en fait des préjugés qui ont fourni la justification idéologique du mépris dont ont été victimes aussi bien les traditions orales et les maîtres-de-la-parole qui les propageaient, que les chercheurs qui s’y intéressaient. Et ce n’est que depuis une époque toute récente qu’une nouvelle génération de chercheurs peut dire et écrire, sans s’attirer les foudres des spécialistes du cordel, cette vérité, tant de fois clamée dans le passé  par les poètes de cordel  eux-mêmes:

O folheto nordestino optou pelo formato poético e se apropriou de todos os códigos da cantoria para conservar as marcas da oralidade em cada verso, em todas as estrofes... (9)


L’étude de cette poésie à l’aide des principes de l’art poétique de l’oralité, amena une autre vision des poètes et de leur culture. Contre le mépris séculaire et l’ignorance des élites, elle permet actuellement de construire progressivement une vision plus positive qui se fonde sur une connaissance réelle de leur art,  de leur génie, de leur créativité. Elle a permis de les « découvrir », enfin, au sein de leurs communautés, en tant qu’actants et acteurs habiles, intelligents, créatifs qui, contrairement à la culture politique de l’élite, caractérisée par ses stratégies de marginalisation et d’exclusion, ont profité des nouvelles technologies pour se les approprier à leur manière, les adapter à leurs besoins, parfois de façon très originale. La dernière ligne de la conclusion de l’article de Jean-François Botrel sur la culture populaire espagnole du XIXe siècle formule de façon magistrale l’essence du nouveau paradigme : « Así es como podrán llegar los historiadores de la cultura a ofrecer otra visión de la muy analfabeta y al mismo tiempo muy culta España del siglo XIX ». Ainsi, en ce moment, une nouvelle génération de chercheurs du cordel brésilien commence à propager cette vision rénovée « du très analphabète et en même temps très cultivé Nordeste du XXe siècle. »



Une autre filiation pour Martín Fierro ?

El campo es del inorante.
El pueblo del hombre estruido;
Yo que en el campo he nacido
Digo que mis cantos son,
Para los unos... sonidos,
Y para otros... intención. (La vuelta de Martín Fierro, Arch. v. 55-60)


Les folhetos de la littérature dite de cordel constituent donc un exemple privilégié de ces littératures-en-transition entre le monde de l’oralité et la civilisation de l’écrit. L’hypothèse que je voudrais formuler pour cette réflexion sur la notion de filiation textuelle et les nouvelles approches qui pourraient en résulter est que le Martín Fierro argentin pourrait bien être un autre exemple d’une littérature-en-transition dont la filiation officielle – imposée au moment de la publication dans le cadre du discours scriptocentrique, érudit, de l’époque – a permis d’occulter l’origine et, par là même, a engendré des interprétations douteuses et erronées qui, plutôt que de la faire connaître, ont occulté la « intención » de l’auteur et de son personnage principal.

L’histoire de ce folleto,imprimé – tout comme les folhetos brésiliens – sur du papier bon marché, vendu un peu partout dans les milieux ruraux avec un succès foudroyant (10), rappelle celle de célèbres folhetos brésiliens, dont la vogue (après des tentatives bien antérieures) commence dans le Nordeste brésilien à peu près à l’époque où José Hernández publie Martín Fierro. La forme et le contenu des 46 chants que contient le folleto, aussi bien que l’attitude de son auteur, à qui les contemporains avaient donné des surnoms expressifs et révélateurs tels que Matraca (à cause du timbre grave de sa voix) et Payada Pepe (pour ses qualités de chanteur-improvisateur), constituent d’autres parallèles avec le cordel brésilien. Tout comme la mise-en-scène du chant de Martín Fierro – gaucho payador –, ce chanteur de la tradition orale populaire argentine qui s’accompagne à la guitare en improvisant ses vers (11), telque José Hernández le fait revivre dès les premières strophes de son long poème.

Voix du peuple, chantre de son peuple qui, comme tant d’autres devins, chantres / improvisateurs qui l’ont précédé dans le monde entier, au moment où il doit « entonner » son chant, invoque l’aide divine :

Pido a los Santos del Cielo
Que ayuden mi pensamiento,
Les pido en este momento
Que voy a cantar mi historia
Me refresquen la memoria,
Y aclaren mi entendimiento.  (El gaucho..., Arch. v. 7-12)



Refrescar la memoria, c’est-à-dire : activer la mémoire, ce à quoi correspondent les stratégies rythmiques, mnémotechniques, telles que les mouvements du corps, les gestes, les répétitions, le rythme, comme y avaient recours autrefois les prophètes de la Bible qui frappaient la terre du pied jusqu’au moment ou ils trouvaient le rythme de la déclamation. Et… aclarar el entendimiento, c’est-à-dire : éclairer l’intelligence pour rendre possible l’improvisation, cette activité qui exige une énorme virtuosité de la part du poète qui accorde, afine sa guitare…

Con la guitarra en la mano
Ni las moscas se me arriman,
Naides me pone el pié encima,
Y, cuando el pecho se entona,
Hago gemir a la prima
Y llorar a la bordona.  (El gaucho..., Arch. v. 55-60)


...et cherche le rythme de l’improvisation poétique :

Mientras suene el encordao
Mientras encuentre el compás,
                               (La vuelta..., Arch. v. 3917-3922)

 

Filiation initiale, filiation érudite, filiation originelle

L’hypothèse d’une filiation folleto argentin / folheto brésilien oblige avant tout à une remise en question de la filiation officielle du premier à ce que l’on appelle en Argentine la « literatura gauchesca » – une forme de littérature semi-érudite, fictionnelle – et, ensuite, à une recherche systématique de possibles parallèles et liens de parenté, afin de construire et proposer une nouvelle filiation.

La filiation initiale qui présente Martin Fierro comme l’apogée de la littérature gauchesca est bien résumée dans la préface de l’édition de la Ed. Universitaria : « ...la historia del gaucho Martín Fierro, en el que están representados todos los gauchos de la época... » et qui continue : « con esta obra [...] culmina un largo processo literario ; el gauchesco ». Cette tradition était l’œuvre d’écrivains érudits ou semi-érudits qui vivaient en milieu urbain et n’avaient pas de liens directs avec la vie des gauchos. Elle était considérée comme une forme de para-littérature. La filiation a été automatiquement établie au moment de la publication du folleto, et ceci en dépit du fait que José Hernández était conscient de ne pas appartenir à cette lignée, affirmant dès le début que son ouvrage était bien différent. Élida Lois rappelle, dans l’introduction à l’édition Archivos, ce positionnement explicite de l’auteur en évoquant la préface que redigea celui-ci pour la première édition : « El autor toma distancia del poema gauchesco en su carta-prólogo » (Arch. xlv). Les éditeurs de la 12ème édition utiliseront même l’argument de cette différence pour expliquer l’énorme succès du Martín Fierro : « ...porque apartándose completamente de la tradición literaria que dejaron Ascasubi y Del Campo, siguió sólo nociones propias, vías más rectas e inspiraciones que tenían su base en el sentimiento popular » (Arch. 8).

Partant à la recherche de la filiation originelle de Martín Fierro, j’utiliserai les textes et études réunis dans l’édition Archivos. Établie selon les principes de la critique génétique qui constituent le fondement de la Collection, cette édition fournit les outils méthodologiques et une grande variété de documents et d’études permettant de remettre en question la tradition interprétative conventionnelle. En ce qui concerne la littérature érudite, la critique génétique – en montrant le processus de la production et de la genèse de l’œuvre, mais aussi celui de sa réception et de la construction de son interprétation – a fonctionné et continue à fonctionner de façon comparable à celle de la critique du scriptocentrisme dans la discussion sur les rapports entre oralité et écrit. Ayant abandonné la perspective de l’étude de l’œuvre comme d’un produit définitif, fixe, résultant d’un acte unique d’écriture-création, l’approche de la critique génétique met en avant les notions de processus, d’évolution et de genèse. En outre, et pour ce qui est de la réception, elle a rompu avec le principe de la recherche de la « vraie » interprétation, unique, définitive, en faveur de l’analyse des courants, tendances et écoles d’interprétation qui se sont succédé depuis la première édition de l’œuvre. Ma relecture se basera principalement sur trois contributions fondamentales :

  • L’étude philologique préliminaire de la main d’Élida Lois (Arch. [xxxiii]-cvi) dans laquelle celle-ci montre toutes les étapes de la genèse textuelle d’El gaucho Martín Fierro, à travers l’analyse du  processus de « reescrituras », par l’auteur, à chaque nouvelle édition.

  • La « Cronología » (Arch. 521-542).

  • L’étude de la réception du Martín Fierro, présentéepar Jorge B. Rivera. Son titre est bien explicite, « Ingreso, difusión e instalación modelar en el contexto de la cultura argentina » (Arch. 545-575) ; l’étude montre comment de para-littérature, l’œuvre devint peu à peu littérature érudite et nationale.


Légitimation culturelle et  consécration érudite

La « Nota necrológica » du 23 octobre 1886, publiée dans le journal La Prensa de Buenos Aires au moment du décès de Hernández, évoque  l’existence de deux publics-lecteurs différents de Martín Fierro : « el campesino, "que lo devoraba", y los literatos, "que lo admiraban deleitándose" » (Arch. 561). En effet, dès la publication de la première édition, en 1872, Martin Fierro connut un accueil enthousiaste unanime dans les milieux populaires, ruraux. Par contre, et contrairement à l’affirmation de La Prensa, il y eut des réactions très diverses dans le milieu des intellectuels urbains. Parmi ceux qu’on appelle en espagnol les « letrados », se côtoyaient les admirateurs et de furieux adversaires, pleins du mépris condescendant et arrogant que la classe lettrée a eu depuis toujours pour ce qu’elle définit comme  para- ou pseudo-littérature. C’est cette attitude que Rivera décrit dans un sous-chapitre intitulé : « Prejuicios de lectura en el campo "letrado" » (Arch. 571-573). On entend l’écho de ce mépris dans les mémoires de Borges, quand ce dernier évoque sa lecture en cachette du texte : « Mi madre me prohibió la lectura de Martín Fierro porque lo consideraba un libro sólo adecuado para rufianes... » (cité par Rivera, Arch. 572).

Bien vite, dans l’impossibilité de nier ou de minimiser le succès foudroyant du Martín Fierro, le discours lettré commença à s’adapter : il fallait trouver une légitimation culturelle pour un phénomène initialement défini par le qualificatif plutôt péjoratif de « gauchesco » qui le classait dans la para-littérature. Dans un fascinant sous-chapitre intitulé « La recepción de la crítica » (Arch. 560-573), Jorge Rivera analyse la construction de ce discours de légitimation culturelle qui a conduit progressivement à la canonisation de l’œuvre et sa classification dans la littérature érudite et fictionnelle. L’appropriation commença après la mort de Hernández. Alors apparurent deux termes qui deviendront les mots-clé du processus : en 1888, Joaquín V. González, utilisa pour la première fois l’expression « poema nacional » et, dès 1902, naquit sous la plume de Ernesto Quesada l’expression qui marquera plus tard la consécration complète, à savoir : « una verdadera epopeya » (Arch. 562).

En résumant les analyses de Jorge Rivera, on peut constater que la consécration s’effectua en quatre étapes, grâce à des intellectuels connus de l’époque. L’œuvre sera semi-érudite avant de devenir érudite ; érudite avant d’être nationale et nationale avant d’être assimilée au genre « noble », fondateur des grandes civilisations : l’épopée.

Une voix décisive, venue d’outre-mer, fut celle de la critique espagnole : deux intellectuels espagnols de l’époque, Unamuno en 1894 et  Menéndez y Pelayo en 1895, évaluèrent Martín Fierro comme la contribution la plus originale de l’Amérique latine à la littérature espagnole (sic) et, dans le même mouvement, l’intégrèrent à la littérature érudite. La thèse de Unamuno, relayée par Menéndez y Pelayo, est une négation catégorique de toute origine orale, au motif que Hernández est un « "antiguo redactor del Rio de la Plata", por lo que no puede llamársele apropiadamente "payador" » (Arch. 564). En contradiction flagrante avec la réalité de la vie de Hernández, le discours scriptocentrique de ces intellectuels – vivant à des milliers de kilomètres du monde des payadores – leur permit de faire simplement abstraction de la vérité des faits et de traiter avec mépris des critiques littéraires plus observateurs et plus respectueux de la réalité contemporaine. On entend ce mépris, par exemple, dans les paroles de Menéndez y Pelayo consacrés à la literatura gauchesca : « ...sus grandes cultores no pueden ser calificados en rigor de "payadores" como lo hace superficialmente Valera » (Arch. 565, c’est moi qui souligne).

 C’est en 1909 que l’idée que Martín Fierro est le poème national de l’Argentine, porteur des aspirations profondes de l’âme du peuple argentin, prend définitivement forme grâce aux thèses de Martiniano Leguizamón, un des grands défenseurs de la culture régionale argentine. On se rend compte de la distance, pour ne pas dire de l’abîme que, depuis la publication des deux  ouvrages, les érudits ont réussi à creuser entre la réalité décrite dans les deux folletos et le discours théorique qu’ils ont tissé autour d’eux. Ce discours aurait certainement choqué Hernández qui avait déclaré explicitement, en 1878, dans la préface de la huitième édition, que le gaucho était un paria et qu’il avait fait imprimer ses poèmes pour dénoncer cette situation : « ese gaucho debe ser ciudadano y no paria » (Arch. 88).

Mais l’appropriation la plus ambitieuse de toutes ne fut pas encore celle-ci. Rivera montre qu’elle s’effectua en 1913 quand Leopoldo Lugones donna une série de conférences au Théâtre Odéon de Buenos Aires sous le titre de El Payador. L’idée centrale des conférences était que Martín Fierro était l’épopée de la nation argentine, comme l’avait été l’Illiade pour les Grecs. La même année, Ricardo Rojas inaugura la chaire de littérature argentine à la Faculté des Lettres de Buenos Aires et prononça un discours dont la thèse était que Martín Fierro était aux Argentins ce que la Chanson de Roland était aux Français et El Cantar de Mío Cid aux Espagnols. La fondation de la chaire ne pouvait que s’appuyer sur ce qui était devenu entre temps le mythe fondateur de la nation ! Comme au Brésil, à la même époque, dans la relation des élites avec la population autochtone des Indiens, la distance entre réalité sociale et théorie érudite était devenue infranchissable : les gauchos réels qui étaient des parias et mouraient de faim dans les campagnes étaient devenus, dans le discours érudit urbain, des héros nationaux, fondateurs de l’identité nationale.

Voici les grandes lignes de l’histoire de la réception de Martín Fierro, telles que Rivera les ébauche. Par la suite, par une fictionnalisation de plus en plus radicale, à travers des controverses et des polémiques parfois véhémentes (12), le discours théorique s’éloignera toujours davantage, jusqu’à abandonner toute pertinence, de la réalité sociale dont témoignent les cantos du gaucho Martín Fierro. Pensons à la synthèse de Calixto Oyuela  qui en 1920 caractérise l’œuvre comme une forme de syncrétisme fondé sur la « interpretación y penetración del alma gauchesca por un poeta culto » (Arch. 570) (13).


Folleto : folheto ? – l’autre filiation

Le folleto argentin et le folheto brésilien proviennent de systèmes économiques, politiques et sociaux comparables ; ce sont des civilizaciones de la ganadería dans lesquelles le personnage central est le gaucho ou le vaqueiro. Les deux civilisations ont un contexte géographique lui aussi comparable : d’immenses paysages que parcourent à cheval des hommes héroïques, nomades, gardiens de troupeaux en éternelle recherche de nourriture. La civilisation du gaucho n’était pas exclusivement argentine : elle s’étendait aussi sur l’Uruguay et le Sud du Brésil. Il existait un système complexe de relations et d’échanges entre les gauchos argentins et les gauchos brésiliens et uruguayens ; en fait, plutôt qu’argentin et national, le phénomène est régional et lié aux conditions géographiques spécifiques qui l’ont vu naître.

Il y a d’autres parallèles. En Argentine, se termine l’époque de la lutte entre unitarios et federales, qui a motivé de l’exil de Hernández au Brésil. C’est dans ce contexte, hautement politisé, que l’œuvre de Hernández a pu être vue, interprétée et appropriée par les élites comme une « épopée nationale » argentine, comme l’observe Jorge B. Rivera :

Una tercera línea – cronológicamente más tardía – trata de legitimar al poema y a sus sujetos temáticos como símbolos de los valores fundantes de la identidad nacional (es, obviamente, la línea que intentan hacia 1913 Lugones y Rojas, al reivindicar la condición "épica" del texto). (Arch. 558).


De même, au Brésil, s’affrontèrent ceux qui voulaient que le Brésil reste une confédération d’États indépendants et ceux qui souhaitaient un État unique, fort, réuni sous l’égide de l’empereur. Là, ce fut l’écrivain José de Alencar qui évoqua la nécessité de créer pour le Brésil une épopée nationale comme instrument de cohésion, face aux mouvements centrifuges qui menaçaient l’unité politique du pays. Le projet d’épopée nationale ayant échoué, José de Alencar écrira le roman Iracema (1857), mythe fondateur et mythe des origines de la nation brésilienne (14).

Dans les deux cas, la stratégie idéologique est comparable. Elle se fonde sur la  glorification d’un personnage – indien au Brésil, gaucho en Argentine – donc un paria, qui est idéalisé et fictionnalisé comme héros national et habitant authentique du pays, en contradiction flagrante avec la réalité historique du personnage.


L’auteur

Hernández a été éduqué en milieu rural. La « Cronología » de l’édition Archivos donne la parole à son frère Rafael :


Allá, en "Camarones" y en "Laguna de los Padres" se hizo gaucho, aprendió a jinetear, tomó parte en varios entreveros, rechazando malones de los indios Pampas, asistió a las volteadas [...]. Ésta es la base de los profundos conocimientos de la vida gaucha y su amor al paisano, que desplegó en todos sus actos. Ved ahí, por ambas líneas, el génesis patriótico y gauchesco fundido en Martín Fierro (Arch. 527)


L’auteur lui-même a beaucoup insisté sur son appartenance à ce monde et la connaissance intime, de l’intérieur, qu’il en avait. Dans une lettre, il dit à propos de ses ouvrages : « las he formado en la meditación, y después de una observación constante y detenida » (Arch. 87). Comme les poètes improvisateurs et les poètes de cordel du Nordeste brésilien, il reconnaît son appartenance à ce monde, la décrivant comme une sorte de symbiose. Dans le prologue de La Vuelta... intitulé : « Cuatro palabras de conversación con los lectores », José Hernández est sincère sur ce point : « Eso mismo hace muy difícil, si no de todo punto imposible, distinguir y separar cuáles son los pensamientos originales del autor, y cuáles los que son recogidos de las fuentes populares » (Arch. 263). Comparons ces paroles avec celles d’un des plus grands poètes improvisateurs brésiliens, Oliveira de Panelas qui, en parlant d’une chanson improvisée qu’il a enregistrée sur CD, dit : « A música (15) eu gravei, mas ela vem do reino da cantoria ».

Selon les témoignages des contemporains, Hernández était un grand poète-improvisateur. Des  témoins oculaires l’ont dépeint comme un payador à énorme succès lors de son exil au Brésil, à Sant’Ana do Livramento :


Hernández pasea su corpulencia. Toca la guitarra, improvisa versos, canta, exhibe su gracia criolla en contrapunto con Juan Pirán, también dicharechero, ducho en agachadas y picardías. Juega un truco diablón y sentencioso y sus conversadas flores –rima, imaginación y asonancia– se tornan proverbiales. [...] doña Belmira, aun octogenaria lo sigue recordando, siempre impresionada porque es "el hombre más grueso que tengo conocido", y porque –agrega en el portugués de sus mocedades– "era poeta e recitava versos de su lavra".  (Arch. 536-537)


Les pages xxxv-xxxviii de l’édition Archivos complètent ce portrait en évoquant son énorme mémoire et son talent de poète improvisateur. On reconnaît à ces traits le vrai poète de l’oralité, ce qui n’implique pas automatiquement : poète de la littérature écrite, comme Élida Lois l’observe finement, en évoquant la poésie lyrique de Hernández, retrouvée dans un des cadernos : « Las únicas coplas que pueden leerse casi por entero no le hubieran asegurado a JH la inmortalidad » (Arch. xxxix).


Un auteur-improvisateur

Porque esto tiene otra llave
Y el gaucho tiene su cencia.


Le lecteur assidu des folhetos de cordel brésiliens reconnaît, à chaque vers de La Ida de Martín Fierro, le style de l’improvisation poétique : les allitérations, les rimes intérieures, les répétitions, les formules rythmiques, le placement ingénieux des mots, les proverbes, les dictons, les consejos, la structure grammaticale de la coordination, les métaphores, les comparaisons, les images, les jeux de mots... et surtout : cette excessive rapidité avec laquelle les mots et les vers jaillissent, coulent, culbutent les uns sur les autres, comme un torrent qui rien ne peut freiner, une cascade de vers qui trahit les origines orales, improvisées du texte poétique. Élida Lois, dans un paragraphe intitulé : « La dialéctica oralidad-escritura », confirme cette impression : « Los escasos borradores primigenios que han podido conservarse permiten observar la gestación de un discurso que hunde sus raíces en una poética de la oralidad » (Arch. xcvi). L’écriture de José Hernández, dans cette première phase, n’est donc pas une « création » par écrit, mais beaucoup plus une « notation » par écrit de vers improvisés : « De todas maneras, en los casos en que la pluma se anticipa no puede descartarse –dada la proverbial memoria de JH y el ritmo rápido del trazado– que las secuencias subsiguientes se precipitasen atropelladamente » (Arch. xxxviii).

Pour ce qui est du caractère oral de cette poésie, il y a un passage très intéressant dans la comparaison que fait Élida Lois du manuscrit de El gaucho Martín Fierro avec le texte de la première édition. Le manuscrit est en fait une libreta, une copia en limpio d’un manuscrit premier qui a disparu. Lois montre que la libreta se caractérise par une absence de ponctuation qui crée un rythme qu’elle définit comme « respiratori[o] » (Arch. xlvii), ce qui correspond à la caractéristique principale de la poésie composée oralement et destinée à être chantée, déclamée. Elle ajoute qu’il y eut tout un travail de « reponctuation » qui a transformé le texte  originellement oral : « En el nivel de la prosodia general de la frase, la repuntuación va creando otro texto. JH praticaba una puntuación respiratoria, y con ella privilegiaba la expresión de movimientos anímicos despreocupándose de la aplicación de reglas preceptivas [...] Sobre 1ª ed. se ha volcado una puntuación de re-lectura » (Arch. xlvii).

Lois analyse d’autres indices de composition orale à la base de la libreta, rédigée « con letra rápida y poco cuidada, [...] de trazo nervioso y atropellado, que sincopa las palabras y prodiga abreviaturas no tradicionales » (Arch. xxxvii), caractéristiques très fréquentes dans les manuscrits des poètes improvisateurs et qu’ils expliquent par le fait que l’improvisation et la mémorisation sont des processus créateurs si rapides – et quasi incontrôlables – que la main qui essaie de les enregistrer ne peut pas les accompagner. Ainsi, Élida Lois conclut que : « ...el texto de[l] [manuscrito] parece brindar un testimonio de ese discurrir de la oralidad » (Arch. xlviii), en qualifiant  le style de Hernández comme « una catarata rítmica ».

Comme dans le cas des poètes nordestins, José Hernández a pu chanter ou déclamer El Gaucho... et La Vuelta... d’innombrables fois, avant de les avoir consignés par écrit, c’est-à-dire : notés par écrit une première fois. Hernández confirme personnellement cette hypothèse à la fin du prologue de La Vuelta... : « Ciérrase este prólogo, diciendo que se llama este libro La Vuelta de Martín Fierro, porque este título le dio el público, antes, mucho antes de haber pensado yo en escribirlo, y allá va a correr tierras con mi bendición paternal » (Arch. 265). L’auteur fournit ainsi un nouvel argument en faveur de l’hypothèse selon laquelle l’écriture initiale de Martín Fierro ne fut pas une « création » par écrit, mais une « notation », comme le suggère aussi Élida Lois : « ...el ductus llamativamente mantenido a lo largo de toda esta copia permite suponer un trabajo escritural que no abarcó un extenso período de tiempo » (Arch. xxxvii-xxxviii) (16).

Quant à la conception même de la poésie, les parallèles entre folleto e folheto sont nombreux. Dans une lettre-préface qui accompagne la première édition de 1872, José Hernandez parle de la poésie et de la philosophie du gaucho comme des produits de la nature : « ...esa especie de filosofía propia, que sin estudiar, aprende en la misma naturaleza... » (Arch. 6). On pense à Patativa do Assaré, considéré comme le plus grand poète populaire brésilien du XXe siècle. Dans un poème intitulé « Meu Campina » qu’il déclame, comme une sorte de profession de foi, au début d’une longue interview publiée par Gilmar de Carvalho, Patativa décrit son enfance comme fils d’agriculteurs dans la Serra de Santana (Ceará) :

Foi ali que eu fui crescendo
Fui lendo e fui aprendendo
No livro da natureza
[...]
Sem puder fazer escolha
De livro artificial
Aprendi nas lindas folhas
Do meu livro natural. (17)


De même, José Hernández, dans la préface à la première édition de La Vuelta, écrivit : « El gaucho no aprende a cantar. Su único maestro es la espléndida naturaleza que en variados y majestuosos panoramas se extiende delante de sus ojos » (Arch. 263). Un peu plus loin, il insiste :  « Indudablemente que hay cierta semejanza íntima, cierta identidad misteriosa entre todas las razas del globo que sólo estudian en el gran libro de la naturaleza… » (Arch. 264).

Un autre phénomène éditorial – et poétique – très intéressant rappelle, lui aussi, le folheto brésilien : les nombreuses suites qui en ont été publiées. Au fond, le phénomène commence déjà avec La Vuelta... ; d’autres auteurs viendront ensuite, avec des titres tels que : La mujer de Martín Fierro, Martín Fierro resucitado, El hijo de Martín Fierro, Los hijos de Martín Fierro, La muerte de Martín Fierro, etc. (18)


Manuscrits et folhetos : ré-écritures

Dans le sous-chapitre « Principales tipos de reescrituras », Élida Lois analyse comment, à partir du stade initial correspondant à la libreta, l’auteur est passé à la première édition puis à d’autres, par des réécritures continuelles, jusqu’à la 12ème édition. Elle montre bien que le texte initial est un texte aux caractéristiques adaptées à la mémorisation et à la déclamation orale :

Entre las características generales de este estadio textual puede señalarse una predominante ausencia de puntuación que otorga tanto protagonismo al octosílabo que el poema se convierte en un fluir de canto monorrítmico [...]; dentro de esa orientación, el tradicional empleo de mayúsculas al comienzo de cada verso constituye un marcador gráfico de la división musical que impone el compás (Arch. xli).


La première édition du Martin Fierro est invariablement décrite comme un « folleto pobre, mal impreso, plagado de erratas » (p. 1) ; son format bien particulier étant « el formato folleteril para albergar las 78 páginas de su obra » (Arch. 545). On a l’impression de lire une description d’un folheto brésilien. Le manuscrit conservé de El gaucho Martín Fierro est décrit comme étant « una pequeña libreta (10 por 15,4 cm [...] con letra rápida y poco cuidada » (Arch. xxxvii). Ces dimensions correspondent à peu près aux dimensions du folheto brésilien et à celles de liasses de papiers trouvés dans les bagages de jongleurs-déclamateurs de la Péninsule ibérique aux XVe et XVIe siècles (16 x 11 cm). Le manuscrit ne fait que confirmer son appartenance à la tradition orale, aussi bien européenne que brésilienne. Sa base est matérielle et fonctionnelle : ces manuscrits au petit format, existant généralement bien avant l’impression-papier, étaient transportés dans les bagages des poètes nomades à qui ils servaient comme aide-mémoire ; leur format était adapté aux conditions de vie de ceux qui, comme José Hernández,  parcouraient continuellement leur pays.

En les examinant dans cette perspective d’une vie plutôt nomade, on trouvera peut-être l’explication de deux faits qui ont provoqué l’étonnement des critiques jusqu’à présent (Arch. xxiii-xxiv). Le premier est que cette libreta a été retrouvée dans le Nord de l’Argentine où José Hernández l’aurait « offert » à une femme. Une hypothèse beaucoup plus logique dans le contexte de l’époque et du style de vie de Hernández est qu’il avait toujours dans ses bagages un manuscrit dans lequel il avait consigné la version orale (pas encore revue et corrigée comme dans les éditions successives) – à savoir, celle qui correspondait au rythme de la respiration, de la déclamation – et qu’il a perdu ou oublié ce petit cahier dans sa chambre d’hôtel, après l’avoir utilisé pour une payada. L’autre est cette existence, à première vue étrange, d’une édition (la neuvième) qui, contrairement à toutes les autres, n’a pas été publiée à Buenos Aires mais à Rosario. Or cette neuvième édition se distingue des autres en ceci qu’elle reprend à peu près le texte de la libreta. Imaginons Hernández à Rosario, voyant se dessiner la possibilité d’une nouvelle édition ; ne sommes-nous pas en droit de penser que, pour préparer cette nouvelle édition, il aurait donné à l’éditeur ce qu’il avait toujours dans ses bagages : la libreta qui lui servait d’aide-mémoire pour ses payadas ?


Des lecteurs - auditeurs

Donde hay un lector y un cuaderno de Martín Fierro, la baraja y la taba están ociosas ; y los gauchos sentados e inmóviles a la incierta luz de un mal candil, pasan horas entregados al encanto de esa pintura vivaz e ingeniosa de  los dramas animados y palpitantes del desierto.
(Carta del señor Hernández, 8ème éd.)


Le chapitre « Historia del texto » de l’édition Archivos, comporte un sous-chapitre intitulé : « La figura del "lector" » (Arch. 552-553) dans lequel Jorge Rivera compare le type de transmission le plus fréquent de Martín Fierro – la lecture à haute voix faite par un « lecteur » plus ou moins professionnel – à celle qui était commune en Europe aux débuts des temps modernes, à savoir : « Un equivalente de los lectores descriptos en el capítulo XXII de Don Quijote ». Cette lecture à haute voix est restée la lecture préférée  longtemps après l’invention de l’imprimerie et il n’est donc pas étonnant qu’on la retrouve en Argentine à la fin du XIXe siècle :

...en los almacenes y pulperías se reunía el gauchaje a la espera de que alguien capaz de hacerlo leyera el folleto ajado que nunca faltaba allí o para escuchar a algún memorioso que ya había aprendido pasajes enteros; así, pronto apareció el recitador-cantor profesional que recorría lugares de reunión para declamar el poema acompañándose con la guitarra (Lugones recuerda en El Payador al santiagueño Serapio Suárez, que se ganaba la vida con ese oficio). (Arch. lvii)


C’est cette forme de « lecture »-déclamation (19) qui était la lecture préférée des amateurs du cordel ibérique et brésilien et qu’évoquent avec beaucoup de saudades tous ceux, poètes, public, chercheurs qui l’ont connue dès leur prime enfance.

Cette constatation aura des implications importantes pour l’interprétation du texte. Une production / transmission / réception d’un texte qui se fonde sur une base orale lui confère un statut qui est très différent de celui du texte littéraire écrit. Dans les civilisations de l’oralité, le poète-déclamateur est considéré comme portavoz de la communauté ; il a une fonction avant tout sociale qui sera reconnue comme telle si le poète s’avère capable, comme a dit Patativa do Assaré, de dire la vérité sur « a nossa vida, a nossa terra, a nossa gente ». Si donc, l’hypothèse de la filiation originelle est validée, il y a une conséquence fondamentale pour l’interprétation du texte de Martín Fierro. Il s’agit, en l’occurrence, d’un témoignage sur la vérité de la vie du gaucho ; on n’a pas affaire à une « littérature » fictionnelle, mais à une littérature testimoniale ayant comme objectif la divulgation de la réalité. Par conséquent, s’il y a « fiction » (Martín Fierro et les poètes brésiliens préféreront le terme de invenção / invención), elle aura, elle aussi, un statut et une fonction radicalement différent*s : il s’agira d’une invention au service du témoignage, de la diffusion de la vérité historique, concrète, de la vie des personnages.


« littérature » ou  témoignage : fiction ou vérité ?

En ce sens-là, l’appropriation du Martín Fierro par le discours officiel, érudit, a eu une conséquence grave qui est évoquée par Élida Lois dans le chapitre « Historia deltexto ». Il s’agit du traitement « asimilador » (Arch. c), imposé par la critique littéraire au message originel. Il a entraîné sa mutilation et engendré une tradition interprétative fondée sur une « línea de "transfiguración" » qui est à la base de cette « tradición asimiladora que, convirtiendo al gaucho en un arquetipo moral, neutralizaba el carácter revulsivo de la denuncia » (Arch. c) (20).

Les paroles du protagoniste-chanteur Martín Fierro, tout comme les déclarations de l’auteur José Hernández, confirment que l’objectif de l’ouvrage était bien de donner un témoignage réel, authentique et véridique sur la vie du gaucho. Au début de La Vuelta..., par exemple, le gaucho chante :

Mucho tiene que contar
El que tuvo que sufrir,
Y empezaré por pedir
No duden de cuanto digo;
Pues debe crerse al testigo
Si no pagan por mentir. (Arch. v. 31-36)


Il s’agit d’une vérité qui est à la fois individuelle et sociale, exposée par quelqu’un qui se présente comme le porte-voix / parole – el testigo – de toute une communauté, voix qui a été reconnue, comme son succès foudroyant le prouve, par l’accréditation apportée par cette communauté. D’autres vers confirment que cette poésie a été accueillie, admirée (vendue !) et accréditée parce qu’elle disait la vérité sur la vie des gens de la pampa :

Y empriestenmé [sic] su atención
Si ansí me quieren honrar,
De no, tendré que callar
Pues el pájaro cantor
Jamás se para a cantar
En árbol que no da flor. (La vuelta..., v. 145-150)


Malgré ses déclarations pertinentes concernant la véracité de l’œuvre, malgré sa volonté de fidélité à la voix du gaucho, José Hernández a lui-même participé à ce processus d’appropriation érudite par ses réécritures des éditions successives qui ont rapproché le chant initial, issu de l’oralité, de la poésie écrite. L’étude qu’a faite Élida Lois a permis de voir tout l’impact des stratégies de reponctuation dans ce processus de reescrituras qui s’étend, en fait, comme elle le montre de façon convaincante, à tous les niveaux du texte. Un seul exemple suffira pour illustrer cette thèse ; il est révélateur des stratégies narratives de l’auteur et concerne la « reescritura » des trois derniers vers de la première partie. Dans la première édition, nous relevons la version suivante :

Que sufren ansí a mi modo,
Males que conocen todos
Pero que naides cantó. (El gaucho..., Arch. 2314-2316)


Ces vers ont le ton authentique du témoignage oculaire et auriculaire : « J’ai vu, j’ai vécu, j’ai entendu dire tout cela et c’est pour cette raison que je peux et dois témoigner, dire la vérité ». À partir de la 8e édition, il y a une correction qui, à première vue, peut paraître innocente :

Que he relatao a mi modo,
Males  que conocen todos
Pero que naides contó.


Le ton est devenu celui du narrateur : « he relatado a mi modo » ; la base de la lecture-fictionnalisation est là.

La famille et les proches de Hernández ont eux aussi contribué à ce processus de dignificación (21). Ángel Núñez, dans l’introduction à l’édition Archivos, raconte une anecdote révélatrice à cet égard (Arch. xxvii-xxviii). Il évoque la « mésaventure » d’un intellectuel argentin très connu, Tiscornia, qui interviewa la fille de José Hernández, Isabel. Celle-ci lui confirma que le vieux Vizcacha, le protagoniste d’un des plus beaux passages du Martín Fierro,  était un personnage réel que son père avait connu et avec qui il avait beaucoup travaillé. Plus tard, en 1926, lors d’une conférence donnée à l’Académie argentine des Lettres, Tiscornia rapporta les paroles d’Isabel pour parler de l’existence réelle de ce vieux paysan Vizcacha, « lleno de refranes y dicharachos en la conversación ; los dos se encerraban horas y horas, mateaban y se reían a lo gaucho, y mi padre iba apuntando en una libreta de tapas negras todos esos dichos y gauchadas de Vizcacha que Usted ha leído » Les petites-filles de Hernández étaient furieuses et nièrent le témoignage de leur mère  avec l’argument que « decir que Hernández no había inventado a Vizcacha era disminuir su capacidad creadora » (Arch. XXVIII).

Conclusion

...cuanto más se acerque literariamente su poema a las artesonadas academias, tanto más se desviará de la senda que conduce al rancho ; y sin hacer desaire a los lectores ilustrados, el Martín Fierro tiene su liceo en la Pampa.
(Prologue de la 10ème éd., 1876)


La relecture de l’édition critique de Martín Fierro dans la Collection Archivos à partir de l’hypothèse que cette œuvre pourrait être le produit, comme la littérature de cordel brésilienne, d’une phase de transition entre l’oralité et l’écrit, a permis de réunir un grand nombre d’indices de ce qui est sa filiation originelle : une poésie mémorisée et improvisée, composée selon l’art poétique de l’oralité, et dont la première « écriture » a été, plutôt qu’une création ex-nihilo, une notation par écrit de vers et de strophes qui surgirent au rythme de l’improvisation poétique et qui avaient été chantés / déclamés par leur auteur d’innombrables fois avant que n’arrive le moment de la notation par écrit.

Il faudra, en reconnaissant ces faits, reconnaître aussi que leur auteur était un poète payador qui se présente comme le porte-parole d’une communauté de parias et que ce sont cette partie de la personnalité de Hernández et ce segment marginalisé du monde argentin qui sont à l’origine de l’œuvre. Comme dans le Nordeste du Brésil, les poètes improvisateurs peuvent appartenir à toutes les classes sociales, être aussi bien analphabètes qu’intellectuels, à condition qu’ils aient reçu à leur naissance, comme ils disent, « le don de la poésie », improvisée, bien entendu, et qu’ils aient cette conscience forte et intime d’appartenance à leur communauté. Comme Hernández, ces poètes sont conscients et confirment sans cesse que repente / payada et poésie érudite sont deux mondes différents, deux types de création provenant de civilisations différentes.

L’analyse subtile des reescrituras de Hernández, telle que Élida Lois l’a menée, montre bien les tenants et aboutissants de l’effort qu’a fait l’auteur pour se rapprocher de la norme écrite qui a « dénaturé » le rythme originel. Et elle illustre un autre phénomène, lui aussi très fréquent chez certains poètes de cordel brésiliens : cette volonté de « corriger », encore et encore,  tout ce qu’ils n’avaient pas pu transcrire à la première notation, le processus de la mémorisation et de l’improvisation étant d’une telle vélocité que la main qui écrit ne peut pas suivre, créant ce rythme « atropellado » de la manuscriture (22), évoqué par Élida Lois.

Classifiée initialement comme « para-littérature » par les érudits qui lui ont imposé la filiation gauchesca de la poésie semi-érudite d’auteurs urbains et qui ont ignoré (ou feint d’ignorer) les réserves de l’auteur (comme la critique littéraire a toujours ignoré les protestations des poètes  brésiliens qui sont nombreux à rejeter l’appellation de literatura de cordel), cette appropriation comme littérature, semi-populaire d’abord, érudite ensuite, a amené un processus de fictionnalisation qui a éloigné de plus en plus Martín Fierro de ses racines jusqu’à les rendre méconnaissables, transformant son caractère de littérature testimoniale et rurale en celui de fiction urbaine et, par la suite, sa vérité régionale en « identité nationale », son message véridique en fiction épique.

Pour mieux comprendre ces littératures-en-transition entre le monde de l’oralité et celui de l’écrit, il faudra une prise de conscience fondamentale : elles proviennent de mondes différents dans lesquels les mots et images, tout en ayant des formes comparables à celles d’aujourd’hui, avaient des contenus, des significations et surtout des fonctions différentes, enracinées encore dans des mondes dans lesquels les relations humaines et sociales étaient fondés sur d’autres principes, besoins et valeurs. On ne les comprendra qu’en changeant radicalement de perspective, en remplaçant les présupposés scriptocentriques qui ne permettent qu’un regard « en arrière » sur un « objet » qui restera éternellement méconnu et méprisé, par une volonté de remise en question et d’ouverture vers l’autre. Ainsi, une « nouvelle » filiation – comparatiste / oralisante / testimoniale – pour Martín Fierro, pour le folheto brésilien, pour les littératures médiévales européennes, permettra de faire remonter à la surface des vérités trop longtemps occultées. Des vérités qui, malgré « l’ordre d’un discours » (Michel Foucault) ou la « politique de l’esprit » (Paul Valéry) destinés à les occulter, ne cesseront jamais de se faire entendre comme le savaient bien José Hernández et Martín Fierro :

Pero voy en mi camino
Y nada me ladiará,
He de decir la verdá,
De naides soy adulón,
Aquí no hay imitación
Ésta es pura realidá. (La vuelta..., v. 85-90)


« Pura realidad » que la redécouverte de sa généalogie, de sa terre d’origine, de sa filiation poétique orale, de son poète-payador, permettra de faire résonner à nouveau au XXIe siècle.

Postface

El Martín Fierro tiene su liceo en la Pampa.
(prologue de la 10ème éd., 1876)



Les histoires des littératures européennes et, dans leur sillage, celles d’autres pays du monde, se fondent toutes sur un présupposé qui constitue la base de leur discours historiographique et qui prend sa source dans les nationalismes politiques européens de la fin du XIXe siècle. Leur organisation, structuration et « représentation » en tant que discours académique, universitaire, furent établies au moment de l’apogée des nationalismes européens qui fut aussi le point culminant de l’idéologie néo-positiviste bourgeoise, fondamentalement eurocentrée, patriarcale et scriptocentrique, ce qui explique l’abîme existant actuellement entre les textes qui nous sont parvenus d’autres époques, d’autres cultures, d’autres mondes et la vision officielle de ces textes, scientifiquement légitimée et propagée par le discours académique. Rappelons-nous, d’un côté, le rôle joué par Unamuno et Menéndez y Pelayo dans la tradition interprétative du Martín Fierro et, de l’autre côté, l’année de la création de la chaire de littérature argentine, à l’Université de Buenos Aires : 1913.

On comprend mieux, dans ce contexte (23), les réactions des intellectuels et érudits, fin XIXe et début XXe siècle, à cette voix venue des pampas. Les besoins, obsessions et angoisses profondes d’une élite bourgeoise qui devait faire un effort permanent de légitimation politique et idéologique de son pouvoir, historiquement peu stable et peu légitime, requéraient une « politique de l’esprit » (Paul Valéry) puissante, dont les piliers étaient la nation, le pouvoir blanc, masculin et une culture écrite et élitaire. Ils nécessitaient un « ordre du discours », imposé comme vérité universelle et unique.

Dans le contexte argentin, encore profondément marqué par les idées, les façons de penser et les systèmes de valeurs du vieux continent, cette voix et la vérité d’un monde injuste et cruel qu’elle chantait constituaient une menace permanente qu’il fallait réduire au silence, « fictionnaliser », d’une façon ou d’une autre et de la manière la plus radicale, la plus pertinente possible.

La notion de « politique de l’esprit » permet de mieux comprendre quelle a été la fonction de l’attribution à Martín Fierro d’un nouveau titre, imposé par la critique littéraire après la mort de Hernández. El gaucho Martín Fierro, porte-parole du monde des opprimés, ouvrait la voie à une série, en principe interminable, de suites possibles, car tant qu’il y aura des gauchos opprimés, il y aura des porte-parole disant leur triste réalité. Transformée en ouvrage littéraire érudit, « écrite » par un auteur individuel, devenue Ida..., reprise et close par La Vuelta..., cette voix fut enfermée dans un cycle que la bourgeoisie nationale avait, en effet, tout intérêt à clore rapidement et définitivement (24).



Notas


(1). José Hernández, Martín Fierro, édition critique de Élida Lois et Ángel Núñez, 1ère éd., Nanterre (France), ALLCA XX (coll. « Archivos », vol. 51), 2001. Les citations tirées de cette édition seront accompagnées de l’indication : Arch.

(2). El gaucho Martín Fierro comporte 13 cantos avec un total de 2316 vers. La vuelta se compose de 33 cantos qui réunissent 4894 vers. C’est après la mort de José Hernández que les éditeurs ont décidé de réunir les deux ouvrages et de donner au premier le titre de La Ida de Martín Fierro.

(3). Dans le Nordeste du Brésil s’est développée, avec l’arrivée des premières imprimeries dans le troisième quart du XIXe siècle, une littérature populaire de folhetos. Il s’agit de livrets de 8 (16, 24,...) pages qui ressemblent à la littérature de colportage et à la literatura de cordel ibérique, répandues en Europe au début des temps modernes. Cf. Raymond Cantel, La littérature populaire brésilienne, éd. de Jean-Pierre Clément et Ria Lemaire, 2ème éd., Poitiers, CRLA, 2005 ; et Ria Lemaire, « Literatura ou folheto ? – uma questão de vida ou morte », in Anais do XIIo Congresso de Folclore, Natal, Rio Grande do Norte, Comissão Nacional de Folclore, 2008.

(4). Les poètes improvisateurs disent tous que la partie la plus difficile de l’improvisation poétique est le début de la strophe et que, une fois bien formulé ce début, « tout devient facile ». C’est la raison pour laquelle il arrive que la toada  se prolonge : il faut que l’inspiration « s’installe » dans le rythme pour qu’elle puisse démarrer.

(5). Rappelons cette façon devenue classique d’indiquer la répétition d’un vers transcrit de l’oralité : (2x).

(6). Ou l’invention du système de notation des voyelles, comme c’est le cas de la poésie d’Homère.

(7). Jean-François Botrel, dans un article récent, démontre pour le domaine culturel espagnol que, jusqu’à une époque relativement récente, de larges couches de la population ont préféré la lecture à haute voix : Jean-François Botrel, « De la mnemoteca a la biblioteca del pueblo », in Arnaldo Saraiva (ed.), Literaturas marginais, Porto, Ed. da Universidade do Porto, 2008.

(8). Appartenant à toutes les classes sociales, des analphabètes aux intellectuels, mais reconnaissant comme base de leur art leur appartenance à la communauté nordestine.

(9). Gilmar de Carvalho, Madeira Matriz – Cultura e Memória, São Paulo, Annablume, 1998.

(10). 12 éditions en l’espace de 11 ans et 58.000 exemplaires vendus. Cf. les 2 millions de folhetos brésiliens vendus à la mort du président Getúlio Vargas en 1954.

(11). Ou bien, s’il rencontre un autre payador, sous forme de duel verbal improvisé, comme José Hernández le met en scène dans le canto 30 de La Vuelta avec « la payada con el Moreno ».

(12). Je recommande deux contributions particulièrement intéressantes sur cette question de la fictionnalisation de Martín Fierro dans l’édition Archivos : Mónica Bueno, « Borges, lector de Martín Fierro », Arch. 635-653 ; et Liliana Weinberg de Magis, « El Martín Fierro y la gauchesca en la interpretación de Ezequiel Martínez Estrada », Arch. 602-634.

(13). Cf. la définition que le discours officiel propage de la chanson de femme ou cantiga de amigo dans le Portugal médiéval : des poèmes à voix féminine écrits par les troubadours et dans lesquels, avec une intuition géniale de l’âme féminine, ils ont exprimé des sentiments typiquement féminins.

(14). Cf. Ria Lemaire, « Re-reading Iracema : the Problem of the Representation of Women in the Construction of a National Brazilian Identity », Luso-Brazilian Review (Madison, USA) 26 (2), 1989, pp. 59-74.

(15). La « música » comporte mélodie et texte dans le langage du poète.

(16). Cf. Ria Lemaire, « Para o povo ver e ouvir... Pour que les gens voient et entendent – la présence de la voix dans les folhetos de la littérature de cordel brésilienne », in PRIS-MA, Poitiers, CESCM, 2008 ; et « RELER os textos : RESGATAR as vozes », in Gabriela Funk, Estudos sobre patrimônio oral, Ponta Delgada, Ed. da Câmara Municipal de Ponta Delgada, 2007, pp. 171-197.

(17). Gilmar de Carvalho, Patativa, poeta-pássaro do Assaré, 2ª. ed., Fortaleza, Omni Ed., 2002, pp. 18-19.

(18). Cf. l’interminable liste des titres de suites du folheto sur le grand héros des cangaceiros Lampião, qui fut gardien de bœufs et bandit social de cette autre civilización de la ganadería, celle du Nordeste brésilien : Vida de Lampião, Morte de Lampião, Lampião e Maria Bonita, Chegada de Lampião no céu, Chegada de Lampião no inferno, As cabras de Lampião, O encontro de Lampião com o diabo, etc.

(19). Cf. Jean-François Botrel, « De la mnemoteca a la biblioteca del pueblo », op. cit., et Ria Lemaire, « Para o povo ver e ouvir... », op.cit.

(20). Le très beau chapitre de Mónica Bueno, « Borges, lector de Martín Fierro » (Arch. 635-653) montre bien les excès et mutilations auxquels a abouti ce processus de fictionnalisation et d’appropriation érudites de la voix du gaucho.

(21). J’utilise ce terme comme allusion à un processus parallèle qui a eu lieu au début des temps modernes en Espagne pour le villancico. Cf. les travaux de Margit Frenk Alatorre : Lírica española de tipo popular – Edad media y renacimiento, 1ère éd., México, Universidad Nacional Autónoma de México, 1966 ; et : Estudios sobre lírica antigua, Madrid, Castalia, 1978.

(22). Joseilda de Sousa Diniz prépare, au CRLA – Archivos de l’Université de Poitiers, une thèse sur l’art poétique du grand poète improvisateur José Alves Sobrinho. Dans cette thèse il y aura un chapitre décrivant de façon précise le conflit total qui se produit entre les deux mondes (la vélocité de l’oral, la lenteur de l’écriture) chaque fois que le poète compose à la façon traditionnelle une poésie et essaie de l’enregistrer par écrit.

(23). Cf. Wolf Lepenies, Qu’est-ce qu’un intellectuel européen ?15 leçons données au Collège de France, Paris, Seuil, 2007, qui conclut de la façon suivante : « Je crois à la nécessité de penser encore une fois les Lumières et de réfléchir à la possibilité, sur notre vieux continent, d’une politique de l’esprit qui ne vise pas à ordonner à des fins européennes le reste du monde ».

(24). Je remercie Fernando Colla, Ingénieur de Recherches au CNRS et Directeur éditorial de la Collection Archivos pour sa soigneuse révision critique de mon texte.