Avant-Propos

Jean-Philippe Husson

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♦ La critique génétique : théorie,
    pratique et perspectives éditoriales

♦ L'oeuvre littéraire et ses prémisses
♦La philologie au service de la recherche
   en civilisation

♦ Les textes apparentés, témoins de la
    tradition




Table des matières





















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Les quatre journées d’étude qui se sont déroulées les 29 avril 2005, 18 novembre 2005, 28 avril 2006 et 1er décembre 2006 sur le thème des « filiations textuelles », sont nées de notre pratique déjà ancienne de la philologie au service de la recherche en civilisation et de la découverte, consécutive à notre nomination à l’Université de Poitiers, d’un champ d’étude fort voisin mais relevant du domaine littéraire. Il nous est apparu en effet que la « critique génétique », cœur de l’activité du Centre de Recherches Latino-Américaines et de la collection « Archivos » qui œuvrent à mieux faire connaître les grands textes latino-américains, présentait une affinité marquée avec notre propre méthode de travail. La première s’attache aux diverses prémisses de l’œuvre littéraire – brouillons, manuscrits, correspondances révélatrices des intentions de l’auteur, éditions anciennes –, la seconde prend pour objet les variantes de traditions de toute nature – mythes, récits, chants, poèmes, théâtre populaire – qui se perpétuent soit oralement, soit à l’aide de supports textuels souvent manuscrits et de diffusion restreinte. Dans un cas comme dans l’autre, la multiplicité des versions en présence est susceptible de donner prise à une féconde analyse comparative. D’où l’idée que la mise en contact de spécialistes des deux disciplines à l’occasion de journées d’étude communes ne manquerait pas de déboucher sur de fructueux échanges.

Étant spécialiste de civilisation, nous n’aurions pu mener à bien la réalisation de ce projet sans l’aide précieuse de deux collègues du CRLA, Sylvie Josserand et Fernando Colla, qui ont placé leur vie professionnelle sous le signe de la défense et de l’illustration de la littérature latino-américaine. Tous les deux ingénieurs de recherche au CNRS, ils remplissent les fonctions de directrice adjointe du CRLA pour la première, de directeur éditorial de la collection « Archivos » pour le second. Qu’ils trouvent ici le témoignage de notre gratitude. Nos remerciements chaleureux iront aussi aux vingt chercheurs - les deux collègues précités figurent bien sûr parmi eux - qui ont répondu présent à notre appel et n’ont pas ménagé leurs efforts pour que leur contribution soit de la meilleure qualité possible. Signalons que leur niveau s’échelonne du doctorant au professeur d’université : le brassage, là encore, nous a paru être le gage de la fécondité des débats.


La critique génétique : théorie, pratique et perspectives éditoriales

C’est sous ce titre que nous avons jugé bon de rassembler dans une première partie une série d’exposés généraux qui portent sur les principes de la critique génétique et leurs applications pratiques, notamment celles qui répondent à une visée éditoriale.

Le premier exposé de la série est de Daniel Ferrer, alors directeur de l’ITEM – Institut des textes et manuscrits modernes –, unité mixte de recherche à laquelle est rattaché le CRLA. Il a pour point de départ un constat en forme de paradoxe. L’auteur observe que l’étude des filiations textuelles est à l’origine de deux activités voisines dans leur pratique mais dont les finalités sont opposées : alors que la critique génétique, telle que nous l’avons définie ci-dessus, s’attache à reconstituer le processus de création de l’œuvre littéraire, autrement dit un phénomène qui suit l’écoulement du temps, la critique textuelle, née au XIXe siècle de l’étude comparée des manuscrits latins ou grecs par Karl Lachmann et son école, est fondamentalement une remontée dans le passé. L’objectif est en effet d’établir ce qu’on appelle l’archétype, c’est-à-dire l’ancêtre virtuel dont toutes les versions connues procèdent, le moteur de ce voyage temporel étant l’analyse des erreurs, dont l’existence est consubstantielle à l’acte de copie. Il en résulte, poursuit l’auteur, que le texte porte en lui-même, implicitement, l’ordre de répétition, ce qui débouche sur une série de réflexions fondées sur des études de cas qui pour être exceptionnels n’en sont pas moins tous très révélateurs. En définitive, deux attitudes s’opposent frontalement : celle du critique génétique que passionne avant tout l’innovation, et celle du critique textuel dont l’intérêt pour la reproduction, en ce qu’elle a parfois de plus mécanique, est bien illustré par son attirance précoce pour les ressources de l’informatique.

Retraçant deux décennies d’activité en tant que directeur éditorial de la collection « Archivos », Fernando Colla y voit la conjonction de deux mobiles : le désir désintéressé de découvrir les voies de la création littéraire et l’exigence, d’ordre patrimonial, de sauver des ravages du temps, en les éditant, les multiples témoins, manuscrits ou non, qui jalonnent cette création. Ces objectifs étant posés, l’auteur s’interroge sur les moyens à mettre en œuvre pour les atteindre. De divers exemples tirés de la pratique éditoriale d’« Archivos », il ressort qu’ils diffèrent parfois sensiblement de ceux qu’on serait tenté de privilégier spontanément, tel le choix de la dernière édition réalisée du vivant de l’écrivain. Nombreux, en effet, sont les cas où l’édition la plus fidèle n’est pas la dernière, mais aussi où aucune édition ne peut être déclarée satisfaisante, ce qui oblige à rechercher toutes les sources susceptibles d’éclairer l’éditeur sur la conception de l’œuvre et, ceci fait, à se livrer à ce que Fernando Colla appelle un « art combinatoire » associant des fragments de différentes versions. Sur la base de l’expérience acquise sont ensuite exposés les choix éditoriaux d’« Archivos ». Ils résultent d’un compromis entre la volonté de fournir au lecteur le maximum d’indications sur la genèse de l’ouvrage présenté, et celle de ne pas entraver la possibilité d’une lecture linéaire – ce qui suppose une hiérarchisation des documents dans un système de notes et d’annexes – pour éviter de restreindre le public à une élite éclairée.

C’est également la trajectoire éditoriale de la collection « Archivos » que retrace Sylvie Josserand dans sa contribution, mais en mettant cette fois l’accent sur la part de plus en plus décisive qu’y tient l’informatique. Le tournant représenté par la décision d’explorer les bénéfices que l’édition pouvait retirer de cette mutation technologique remonte à 1995, date de la signature d’un accord avec le Centre d’Informatique et de Multimédia de l’Université Nationale Autonome du Mexique. Plusieurs prototypes combinant support imprimé et support électronique furent élaborés dans la lignée de cet accord, dont une édition, à tous égards exemplaire, du roman Don Segundo Sombra de l’écrivain argentin Ricardo Güiraldes. Ces réalisations expérimentales ont confirmé que les ressources de l’informatique, très utiles à l’activité éditoriale en général, se révélaient particulièrement bien adaptées à une approche génétique. Elles rendent notamment possible la consultation directe de divers documents dont l’inclusion dans un ouvrage imprimé s’avère difficile, comme dans le cas des brouillons et manuscrits, voire impraticable, comme dans celui d’éventuels prolongements cinématographiques ou dramatiques. À noter que le fractionnement de l’écran en plusieurs zones permet d’effectuer simultanément cette consultation et la lecture de l’œuvre littéraire. Ces expérimentations ont par ailleurs débouché sur la définition des principes qui allaient guider toute l’activité ultérieure de la collection « Archivos » : la nécessaire complémentarité des supports typographique et électronique, matérialisée par l’insersion dans le livre d’un CD-Rom ; la division de ce dernier en deux grands corpus, le dossier génétique et la chronologie, à l’intérieur desquels d’innombrables possibilités de navigation donnent au lecteur tous les moyens de satisfaire sa curiosité.

L’informatique tient aussi une place de premier ordre dans la contribution de Manuela Fonseca dos Santos, docteur de l’Université de Poitiers, qui a pris pour sujet de thèse l’œuvre du poète brésilien Apolônio Alves dos Santos (1920-1998). La particularité de son travail est de s’intéresser, non seulement à l’œuvre elle-même, mais également aux choix les plus pertinents pour la présenter au public. Cette originalité s’explique par l’appartenance des écrits d’Apolônio Alves à la littérature dite « de cordel », un genre typique du Nordeste brésilien. Il s’agit d’une poésie populaire qui traite de thèmes très variés, les uns traditionnels, les autres en rapport avec la société contemporaine, et qui utilise pour supports de petits recueils appelés folhetos, produits de façon artisanale et illustrés par le procédé de la xylogravure. D’où la coexistence de plusieurs dimensions complémentaires dont toutes demandent à être prises en considération, l’une littéraire, l’autre artistique (illustrations) et la troisième performative, cette dernière se divisant à son tour en des composantes orale (poésie chantée ou déclamée), musicale (accompagnement) et gestuelle. Dans le cas d’Apolônio Alves, le caractère foisonnant de son œuvre et son indiscutable qualité poétique se conjuguaient pour exiger qu’une étude lui fût consacrée d’urgence. Ajoutons que cette œuvre est particulièrement bien représentée dans le Fonds Raymond Cantel – du nom de l’illustre lusitaniste, fondateur du CRLA, qui le rassembla – sous les formes les plus diverses : manuscrits, manuscrits dactylographiés, folhetos, lettres, photographies, xylogravures. Cette documentation surabondante constituait, certes, une matière plus que suffisante pour la réalisation de la thèse mais, en même temps, posait le délicat problème de son intégration à l’ouvrage. Manuela Fonseca relate dans sa contribution comment elle a relevé ce défi en s’appuyant sur l’utilisation du DVD, seul instrument doté d’une capacité de stockage permettant d’emmagasiner toutes les sources disponibles et de les présenter au lecteur sous la forme la plus accessible.

Si l’Espagne possède une tradition déjà ancienne d’édition de textes littéraires s’appuyant sur des études philologiques, celle-ci souffrait jusqu’à une date récente de l’omniprésence du Moyen Âge et du Siècle d’Or. Cet état tend à évoluer : les œuvres du XIXe et du XXe siècle font de plus en plus l’objet d’éditions critiques. La génétique textuelle, toutefois, peine à s’imposer dans une pratique philologique encore très marquée par ses origines classiques. Les efforts actuellement déployés pour lui donner la place qui lui revient constituent le thème de la contribution de Javier Lluch Prats, chercheur au Centro Superior de Investigaciones Científicas (Madrid). Selon ce dernier, plusieurs difficultés demandent à être résolues avant de parvenir à une situation pleinement satisfaisante. L’une d’elles est la notable disparité de présentation des travaux relevant de la critique génétique, en l’absence d’une norme qui fasse l’unanimité. Une autre est la place secondaire qui est encore réservée au dossier génétique : il est certes présent, mais à titre d’annexe réservée au lecteur érudit et, bien souvent, n’est pas pris en considération dans la réalisation de l’édition. La tendance est néanmoins encourageante, comme le montre le cas emblématique des œuvres de Benito Pérez Galdós qui, il est vrai, se prêtent admirablement à une démarche génétique du fait du soin que l’écrivain apportait au processus d’élaboration et d’amélioration de ses romans. L’apparition d’une première édition électronique confirme le niveau atteint par les spécialistes de cet auteur. En ce qui concerne les autres, les résultats sont éminemment variables en fonction de l’importance de leur legs documentaire, pauvre pour certains, plus riche pour d’autres parmi lesquels on citera Max Aub dont les œuvres complètes sont progressivement éditées grâce au remarquable travail de récupération, conservation et digitalisation de documents de la fondation du même nom.


L’œuvre littéraire et ses prémisses

Aux exposés généraux font suite ceux qui en illustrent les principes en les appliquant à des œuvres données. Juan Manuel Escudero, professeur à l’Université de Navarre, a choisi de s’intéresser à deux poèmes caractéristiques du XVIIe siècle hispano-américain, dont les auteurs sont, pour le premier, le Néo-Grenadin Hernando Domínguez Camargo, pour le second, le Péruvien Juan del Valle y Caviedes. Leur intérêt réside dans la coexistence d’éléments qui relèvent de la permanence et d’autres qui relèvent de la création. En ce qui concerne les facteurs de permanence, ils répondent aux concepts d’imitatio et d’emulatio qui commandent de se plier aux conventions parées du prestige de l’autorité. Dans le Romance a la muerte de Adonis, de Domínguez Camargo, les prémisses de l’œuvre remontent à Ovide qui recueillit le mythe d’Adonis, mais celui-ci n’est que le point de départ d’une longue chaîne d’influences successives dont l’un des maillons – Francisco López de Zárate – est expressément présenté par le poète comme son inspirateur. Quant aux facteurs de création, ils obéissent à des mécanismes que l’auteur de la contribution définit comme l’intensification ou l’amplification d’un texte antérieur, l’intégration d’éléments nouveaux et l’altération des conventions définitoires du genre considéré. Un exemple éclairant de ce dernier procédé est présent dans la Fábula de Polifemo y Galatea, de Caviedes, où le mythe antique se voit soumis à une parodie burlesque. Il est vrai que ce trait apparaît déjà chez certains auteurs plus précoces, dont Góngora. Mais alors que chez ceux-ci la parodie a pour seul ressort la proximité littérale, elle s’exprime chez Caviedes par une innovation manifeste, en l’occurrence l’intrusion systématique d’un lexique caractéristique de la difformité, du grotesque et de l’amour vénal.

Spécialiste du cordel brésilien, dont il a été question ci-dessus et, plus généralement, de la littérature orale, Ria Lemaire, professeur émérite à l’Université de Poitiers, se propose d’éprouver l’hypothèse selon laquelle le grand poème épique Martín Fierro, œuvre fondatrice de la littérature argentine, aurait eu des racines orales. S’appuyant sur une édition critique réalisée par la chercheuse argentine Élida Lois pour la collection « Archivos », elle évoque divers indices qui plaident avec force en faveur de cette éventualité. Citons en particulier l’étroite affinité formelle rapprochant Martín Fierro des folhetos brésiliens qui, nous le savons, servent de support au cordel. En définitive, dans les deux cas, nous sommes face, non à des œuvres composées ex nihilo dans leur version écrite, mais bien plutôt aux traces écrites de manifestations de l’improvisation poétique ; autrement dit, selon les termes de Ria Lemaire, à « une phase de transition entre l’oralité et l’écrit ». Rétrospectivement, ce résultat pourrait apparaître comme une évidence. En réalité, il n’en est rien pour la simple raison que Martín Fierro, victime de son succès, a été l’objet d’une assimilation progressive à la littérature érudite tendant à l’instituer en « poème national ». On pourrait certes se consoler en considérant cette assimilation comme une apothéose. L’auteur de la contribution montre pourtant qu’elle a eu pour effet de dégrader sensiblement l’œuvre originelle, notamment en la dépouillant de ses dimensions musicale et gestuelle, ou encore en l’affectant d’une ponctuation étrangère au rythme naturel de la respiration du chanteur-improvisateur.

Responsable de l’édition, pour la collection « Archivos », du recueil d’essais politiques intitulé Pájinas libres [sic], œuvre du penseur péruvien Manuel González Prada, Isabelle Tauzin, professeur à l’Université de Bordeaux III, a été confrontée à la présence de deux versions notoirement différentes, la première ayant été jugée insatisfaisante par l’auteur postérieurement à sa publication en 1894. L’analyse comparative des deux versions débouche sur une édition qui renouvelle entièrement la lecture de González Prada et nous permet de mesurer l’évolution de sa pensée sur une période significative. Dans sa contribution, Isabelle Tauzin concentre son attention sur deux articles, « Propaganda i ataque » et « Notas acerca del idioma » qui, figurant parmi les plus retouchés, sont en même temps les plus révélateurs de cette évolution. Dans le premier, l’influence des idées anarchistes est patente et se traduit par un engagement clairement révolutionnaire qui donne désormais la priorité à l’offensive (ataque) contre l’État oppresseur sur la seule diffusion des idées (propaganda). Il en résulte une conception nouvelle du rôle de l’écrivain appelé, selon Prada, à « collaborer à une œuvre de régénération sociale ». Cette conception nouvelle n’est pas sans incidence sur les domaines de la langue et de la littérature, objets de « Notas acerca del idioma ». Prada y affiche sa préférence pour une langue simple et efficace, capable d’exprimer les apports de la modernité et accessible aux masses. On y trouvera, entre autres, l’explication de ses choix orthographiques, visibles dans les titres cités ci-dessus. Logiquement, aussi, son optique universaliste le pousse à privilégier les langues de diffusion internationale comme l’espagnol – lequel doit selon lui être régénéré pour mieux se défendre – et, de façon concomitante, à se montrer indifférent, voire méfiant, envers les langues de diffusion restreinte, y compris celles, comme le quechua, dont les locuteurs sont au centre de ses préoccupations.

Ayant lui aussi travaillé à la réalisation d’un volume de la collection « Archivos », en l’occurrence l’édition des récits brefs de Miguel Ángel Asturias, Jean-Philippe Barnabé, professeur à l’Université d’Amiens, nous livre dans sa contribution les enseignements qu’il a tirés de cette expérience. En préambule, il observe que les récits brefs, que leur rapport au merveilleux conduit Asturias à présenter systématiquement comme des « légendes », ouvrent la carrière de l’écrivain guatémaltèque avec les Leyendas de Guatemala (1930) et la referment, peu avant sa mort en 1974, avec une « Légende des huipils de feu », ce qui porte à voir en eux le noyau générateur de sa création littéraire. D’où l’intérêt, conclut Jean-Philippe Barnabé, de reconstituer cette dernière dans une perspective de génétique textuelle. Trois facteurs sont selon lui à l’origine de la trajectoire qui a conduit Asturias aux sommets de la littérature hispano-américaine. Le premier est la prise de contact, à l’occasion d’un long séjour à Paris, avec les grands textes précolombiens, notamment le Popol Vuh qu’il entreprend de traduire. Le second est un patient travail visant à enrichir les capacités d’expression de l’espagnol contemporain en lui incorporant des éléments puisés dans les textes médiévaux ou classiques. Le troisième, enfin, est la rencontre avec Robert Desnos et la découverte, à travers lui, du surréalisme dont Asturias reprendra le refus des contraintes formelles et le goût pour l’irrationnel. Ces trois circonstances expliquent les longues recherches de l’écrivain pour parvenir à la formulation la plus satisfaisante, comme en témoigne un cahier manuscrit qu’il utilisait pour ses essais et où se trouvent consignées jusqu’à quinze variantes distinctes d’une même séquence. De l’examen de ce véritable « laboratoire verbal », pour reprendre l’expression de Jean-Philippe Barnabé, il se dégage que l’objet de toutes les attentions d’Asturias était la matière phonique de ses œuvres, nettement moins leur contenu narratif et très peu, sans doute, leur éventuelle authenticité historique ou anthropologique.

C’est à un surprenant voyage temporel que nous convie Carmen Vásquez, professeur à l’Université d’Amiens, dans une contribution qui porte sur les antécédents du roman d’Alejo Carpentier intitulé La consagración de la Primavera. Œuvre tardive, puisqu’elle paraît en 1978, deux ans avant la mort de l’écrivain, mais à laquelle Carmen Vásquez impute de lointaines racines, remontant, par une voie d’ailleurs double, jusqu’à la guerre civile espagnole. Celle-ci est bien le thème du roman, en dépit d’incursions à caractère souvent autobiographique qui nous conduisent en Russie, au Mexique, à Cuba et à Paris. Mais les événements que les lois de la fiction recouvrent de leur halo et rendent parfois peu perceptibles au lecteur, nous les retrouvons et, cette fois, en pleine lumière, dans les quatre chroniques qu’Alejo Carpentier a publiées en septembre et octobre 1937 dans la revue Carteles de La Havane sous le titre général « España bajo las bombas ». Les faits étaient alors tout proches : ils remontaient seulement au mois de juillet de la même année, lorsque l’écrivain cubain, accompagné de la fine fleur des lettres mondiales, effectua un voyage en Espagne pour participer au Deuxième Congrès International des Écrivains Antifascistes. Le récit est ici purement autobiographique et relève du reportage. Il n’est pourtant pas le point de départ de l’élaboration littéraire dont La consagración de la Primavera est le lointain aboutissement : un mois plus tôt, Carpentier avait écrit à son ami Georges Ribemont-Dessaignes une lettre où, bouleversé mais enthousiaste, il lui relatait quelques épisodes marquants de son séjour espagnol. Certains de ces épisodes se retrouvent, quarante ans plus tard, dans le roman, notamment ceux qui témoignent de l’acharnement des Madrilènes à vivre malgré les bombes. Notons pour finir que l’écrivain cubain avait également enregistré les voix de divers grands poètes engagés aux côtés de l’Espagne républicaine et que certains de ces enregistrements, conservés par les soins de Carmen Vásquez, contribuent eux aussi, rétrospectivement, à éclairer La consagración de la Primavera.

La contribution qui clôt la deuxième partie de l’ouvrage est celle de Fernando Moreno, directeur du Centre de Recherches Latino-Américaines de l’Université de Poitiers, qui a choisi d’examiner les répercussions sur l’œuvre littéraire d’un contexte politique particulièrement peu propice à la libre expression des idées. La situation ouverte par le coup d’État du général Pinochet au Chili est de ce point de vue un cas d’école. L’auteur l’étudie par le biais du roman Martes tristes, œuvre de l’écrivain chilien Francisco Rivas, qui tourne précisément autour des événements de septembre 1973. Il présente l’intérêt, indépendamment de sa valeur intrinsèque, de nous être connu par différentes versions textuelles dont la première fut élaborée moins de trois mois après les faits tandis que la dernière leur est postérieure de dix-huit ans. Quoique toutes ces versions soient centrées sur le même thème, l’histoire du village chilien de Ricaventura, évocation métaphorique du pays dans son ensemble, elles présentent de très sensibles différences auxquelles l’auteur de l’article s’attache à donner un sens. Si on laisse de côté les modifications d’ordre purement stylistique, elles s’expliquent par la volonté de l’écrivain de réordonner et de rééquilibrer les éléments du récit, mais aussi de faire évoluer la mémoire des événements conformément à la perception qu’ils suscitent à une époque donnée. De cette analyse se dégage le sentiment que l’œuvre littéraire, vouée à une perpétuelle remise en cause, est par essence même inaboutie.

La philologie au service de la recherche en civilisation

L’intérêt des six exposés qui composent cette troisième partie tient essentiellement au caractère exemplaire, dans une perspective de recherche en civilisation, de la méthode qui y est suivie.

Coutumier des chroniques de la conquête et de la colonisation de l’Amérique, Paul Roche, ancien professeur à l’Université de Nantes, n’a pas manqué de remarquer les fréquentes erreurs qui en entravent la lecture et, par voie de conséquence, l’utilisation dans une perspective scientifique. Tirés de son expérience, les cas qu’il cite nous apparaissent souvent comiques en ce qu’ils manifestent des contresens que nous aurions tendance à trouver grossiers, mais n’en sont pas moins toujours instructifs dès lors qu’ils nous permettent d’identifier la cause de l’erreur et, ceci fait, de rétablir la version correcte. Beaucoup de fautes, nées de la lecture erronée d’une source antérieure, sont involontaires, telle la transformation de la séquence « y fray Francisco, usando de su poder… » en la mention d’un certain « fray Francisco Husando » dont rien n’annonçait l’existence. Mais d’autres laissent percer une intention que le chercheur doit parvenir à identifier s’il veut profiter pleinement de toutes les ressources du texte étudié. Ainsi la savoureuse substitution de « habían venido a las dichas procuradorías » à un membre de phrase, « habían vendido las dichas procuradorías », qui signalait sans équivoque que des charges de procureur avaient été attribuées contre espèces sonnantes et trébuchantes. L’intérêt est ici double : outre qu’il reconstitue le texte originel, le chercheur met en évidence une intention cachée et, par là même, révélatrice de mentalités et de comportements caractéristiques de la société hispano-américaine coloniale.

Un autre moyen de connaître cette société dans ses profondeurs est de s’intéresser à des textes évocateurs des circonstances de la vie quotidienne. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, cette particularité est présente dans les écrits testamentaires que Philippe Pérot, professeur certifié d’espagnol et doctorant à l’Université de Paris IV-Sorbonne, a choisi de prendre pour sujet de thèse. De leur étude systématique, il ressort que leur rédaction, toujours confiée à un notaire, s’effectue selon un canevas figé divisé en rubriques à peu près immuables, ce qui facilite grandement la lecture des documents et leur comparaison rubrique par rubrique. Un autre facteur d’intérêt tient au fait que le testateur, souvent à l’article de la mort et, de toute façon, habité par la crainte du châtiment divin, était en quelque sorte astreint à la sincérité. Prenant pour exemple le long testament d’un habitant créole de Puebla du nom de Diego de la Corona, l’auteur de la contribution évoque successivement sa profession de foi puis les clauses relatives à ses dettes et créances – dans la pratique, elles étaient très souvent simultanées –, ses biens immeubles, ses esclaves, ses œuvres pieuses et sa situation familiale. Les renseignements ainsi collectés sont à la fois nombreux et très variés. Ils intéressent la démographie (nombre et âge des enfants légitimes, présence d’enfants naturels), la sociologie (milieux sociaux respectifs du testateur et de son conjoint, pratique religieuse) et l’économie (valeur du patrimoine, dettes et créances, prix de divers biens parmi lesquels il convient d’inclure les esclaves), toutes données indispensables à la compréhension des ressorts profonds de la société hispano-américaine coloniale.

Le nom de « livres de Chilam Balam » désigne un ensemble de textes traditionnels issus de la péninsule du Yucatán et d’origine coloniale. La chercheuse allemande Antje Gunsenheimer, professeur à l’Institut d’Anthropologie Américaine de l’Université de Bonn, a choisi de s’intéresser plus particulièrement à l’une de leurs composantes, les k’atuno’ob, écrits prophétiques ainsi dénommés en référence au k’atun, unité calendaire jadis utilisée par les Mayas et correspondant à vingt ans environ. Le haut degré d’élaboration formelle de ces textes, marqués par une abondance de métaphores et d’allégories, ainsi que par diverses spécificités grammaticales et stylistiques, laisse présager un lien avec les prophéties préhispaniques des codex de Paris et de Dresde, eux aussi originaires du Yucatán ; lien partiel, toutefois, puisque certains éléments ne peuvent avoir été introduits qu’à l’époque coloniale. L’objectif de la recherche est donc de reconstituer l’évolution dont les k’atuno’ob représentent l’aboutissement et la méthode employée pour y parvenir une comparaison diachronique portant sur les quatre livres de Chilam Balam dotés de prophéties et le codex de Paris. Cette comparaison débouche sur un résultat fondamental qui est la mise en évidence, au sein des prophéties, de deux composantes profondément différentes : d’une part, des informations de base (localisation de la stèle représentative du k’atun, caractéristique principale, thème central) typiques d’une mémoire collective et dont la transmission par voie écrite répond à une tradition préhispanique ; d’autre part, des pronostics de nature essentiellement rhétorique (évocation de scènes, métaphores, allégories…) qui s’inscrivent également dans la continuité d’une tradition préhispanique mais orale, cette fois, et très ritualisée. Contrairement à la première composante, dont la résistance au temps est remarquable, la seconde a été l’objet de transformations notables. Deux changements décisifs intervinrent dans les décennies qui suivirent la Conquête, lorsque disparut progressivement l’élite sacerdotale maya : le recours systématique à l’écriture et l’individualisation des comportements. Alors que certains copistes continuaient de respecter les textes anciens, d’autres les associaient à des éléments étrangers à la tradition en fonction de leur intérêt et de considérations politiques. Antje Gunsenheimer tire de sa recherche, dont la rigueur, la complexité et le caractère novateur méritent d’être soulignés, l’importante conclusion qu’il conviendrait sans doute de ne pas trop attendre des k’atuno’ob, et notamment de ne pas en faire la base unique de la reconstruction du passé préhispanique des Mayas du Yucatán.

C’est peu dire que la chronique intitulée Ophir de España ; memorias historiales y políticas del Pirú, de Fernando de Montesinos, a mis longtemps à intéresser les chercheurs. Très tardive (1644), elle avait en outre l’inconvénient majeur de présenter une dynastie péruvienne constituée de cent souverains à la place des douze Incas généralement reconnus, ce qui lui valut d’être unanimement considérée comme insignifiante du point de vue de l’intérêt historique. Lorsqu’il s’y est penché, Jan Szemiński, professeur à l’Université Hébraïque de Jérusalem, a pourtant montré de façon convaincante que, loin de refléter les fantaisies de son auteur, elle faisait suite à deux antécédents aux caractéristiques assez clairement discernables, le plus récent composé entre 1610 et 1628 par un Espagnol de Quito, le plus précoce rédigé avant 1585 par un Indien ou un métis lettré locuteur du parler quechua de Cuzco et s’inspirant de la tradition orale. Dans ces conditions, la liste des cent monarques cesse d’être une aberration. Y apparaissent trois groupes de règnes associés à trois capitales. La dernière, Cuzco, a été précédée par Tampu T’uqu, lieu de naissance mythique du clan des Incas, lui-même précédé par un « premier Cuzco » qu’il paraît possible d’identifier à Tiahuanaco. Dans sa présente contribution, Jan Szemiński tente de prolonger ces résultats et, toujours dans le cadre de sa réflexion sur l’historicité de la tradition orale, répartit les faits élémentaires évoqués par Montesinos en deux groupes : ceux qu’il appelle les « faits de narration », tirés par le chroniqueur de la source qu’il a consultée, et les « amplifications » qui sont des commentaires de Montesinos lui-même. Prenant pour corpus les passages évocateurs des nombreuses guerres qui opposèrent les Incas à divers rivaux, il conclut de son relevé des faits de narration que les seuls événements jugés dignes d’être mentionnés sont ceux qui étaient susceptibles d’affecter le système politico-religieux des Incas. Un résultat capital, non seulement dans le cas de Montesinos, mais aussi, plus généralement, chaque fois que l’objectif est de discriminer les apports d’un auteur des éléments extraits de ses sources.

Elle est connue de tous mais nul ne l’a vue : telle est la « Chronique X », Arlésienne des études mexicanistes. Son existence est pourtant parfaitement avérée puisqu’elle se déduit des similitudes qu’entretiennent d’autres œuvres coloniales et que seule peut expliquer l’influence d’une source commune. Après un travail pionnier du Nord-Américain Robert Barlow qui a établi l’existence passée du document inconnu et précisé les principes d’une future tentative de reconstitution, le dossier a été repris par la chercheuse belge Sylvie Peperstraete, professeur à l’Université Libre de Bruxelles, dans le cadre d’une thèse de doctorat, cette fois avec l’objectif affiché de parvenir à une reconstruction effective. Celle-ci s’appuie sur deux ouvrages, l’Historia de las Indias de Nueva España e Islas de Tierra Firme (1581) et la Crónica mexicana (vers 1598). L’auteur du premier, le religieux dominicain Diego Durán, se réfère explicitement a une source qu’il qualifie d’historia mexicana. Celui du second, l’Indien Fernando Alvarado Tezozomoc, ne se reconnaît pas d’inspirateur mais les passages que Durán affirme traduire de sa source sont également présents dans la Crónica mexicana avec un degré de proximité qui avoisine l’identité littérale. La reconstruction de la Chronique X s’appuie donc fondamentalement sur la comparaison des séquences homologues de ces deux documents. À quoi, en définitive, ressemblait l’œuvre inconnue ? Nous avons tout lieu de croire, conclut Sylvie Peperstraete, qu’elle était de nature hybride, combinant des aspects indigènes et espagnols. Notamment, elle devait comporter des éléments pictographiques, typiques des codex mexicains, et des passages écrits en langue nahuatl. En ce qui concerne cette partie textuelle, elle reproduisait vraisemblablement le modèle autochtone des annales, était structurée en chapitres et devait maintenir une étroite correspondance avec les illustrations. Quant à ces dernières, le fait que la Crónica mexicana en soit dépourvue rend malaisée leur reconstruction mais cette difficulté peut être surmontée grâce aux affinités qui liaient l’image et l’écrit dans la Chronique X.

L’exposé de Sylvie Peperstraete nous fit l’effet d’une révélation. Lors de la même journée d’étude, nous avions prévu de présenter un travail sur la longue chaîne de ce que nous appelons les généalogies incaïques, autrement dit les représentations picturales et les descriptions textuelles des différents souverains de la dynastie inca, non dans une perspective de publication – celle-ci avait eu lieu plusieurs années auparavant – mais parce que le thème choisi nous paraissait concorder parfaitement avec celui des filiations textuelles, tout en l’enrichissant d’une dimension iconographique. Or, il nous est apparu que l’une de nos généalogies incaïques, celle d’un créole péruvien nommé Francisco Fernández de Córdova, était l’équivalent exact de la chronique X. Il s’agit de cahiers manuscrits aujourd’hui perdus mais qui ont inspiré d’autres maillons de la chaîne, bien connus ceux-là. Reprenant notre travail précédent dans l’optique nouvelle de la reconstitution des cahiers de Fernández de Córdova, nous sommes parvenu à la conclusion que pas moins de quatre sources pouvaient être mises à contribution à cet effet, l’une située en amont de l’auteur – c’est-à-dire l’ayant inspiré – et les trois autres en aval. La première est la plus connue : nous l’avons identifiée à l’œuvre du chroniqueur indien Felipe Guaman Poma de Ayala (1615). Les trois généalogies qu’a suscitées celle de Fernández sont, par ordre chronologique, celles de la chronique de Buenaventura de Salinas y Córdova (1630), des aquarelles de la collection Massimo conservées à la Bibliothèque Angelica de Rome (entre 1655 et 1658) et de la gravure d’Alonso de la Cueva Ponce de León (vers 1725). Toutes ces sources ayant vocation à concourir à la reconstruction des textes des cahiers, nous nous sommes attaché à définir des critères de préséance en cas de divergence, notamment sur la base de leur dépendance ou de leur indépendance mutuelle. Concernant l’aspect iconographique, enfin, si nous avons la certitude que les cahiers comportaient des dessins, nous ne sommes pas toujours en mesure de nous prononcer sur la présence ou l’absence de tel ou tel d’entre eux car la chronique de Salinas y Córdova est dépourvue d’illustrations et la gravure d’Alonso de la Cueva illustrée selon une tradition étrangère aux autres généalogies. Cela étant admis, nous croyons être fondé à soutenir que les cahiers de Fernández de Córdova ont maintenant perdu beaucoup de leur mystère.

Les textes apparentés, témoins de la tradition

Comme les précédentes, les contributions qui composent cette quatrième et dernière partie intéressent la recherche en civilisation et se caractérisent par l’accent mis sur les considérations méthodologiques. Elles s’en distinguent néanmoins en ceci qu’elles portent sur des groupes de textes apparentés et, de ce fait, susceptibles de s’éclairer mutuellement.

Le chercheur cubain Demetrio Brisset Martín, professeur à l’Université de Malaga, est connu pour avoir, à travers sa thèse de doctorat, donné une base théorique à l’idée d’une vaste famille de traditions dont le point commun est de mettre en scène deux groupes rivaux en général culturellement différenciés. Tel est le sens, dans le titre de sa contribution, des mots danzas de conquista. Les spectacles ainsi désignés ne se confondent donc pas avec les « danses de la Conquête » mexicaines, objet de l’exposé suivant, mais les intègrent. Dans cette brève présentation, nous nous limiterons à ce qui nous apparaît comme un apport essentiel de l’auteur : l’analyse dite formelle de son vaste corpus. On sait que la méthode avait été mise à l’honneur par Vladimir Propp (1895-1970) dans son analyse des contes populaires russes. Demetrio Brisset la reprend en l’adaptant au cas des traditions qui satisfont la triple condition de relever du théâtre populaire ou de la mascarade, d’être implantées dans l’espace ibérique et ibéro-américain et de mettre en scène un conflit. Il en tire la conclusion, voisine de celle de Propp, que les différentes danzas de conquista sont susceptibles d’être décomposées en un nombre limité de fonctions élémentaires, c’est-à-dire d’actions jouant un rôle déterminé dans la progression de l’intrigue. Dit autrement, les éléments de son corpus sont liés par une parenté structurelle. Ce résultat important pose néanmoins la délicate question de sa cohérence avec la disparité d’origine des mêmes traditions – on se reportera sur ce point à l’exposé sur la danse de la Conquête au Mexique –, certaines d’entre elles étant de conception indigène et les autres de conception ibérique. Mais, tout bien considéré, nous ne croyons pas qu’il y ait lieu de remettre en cause l’un ou l’autre de ces résultats. En effet, ils ne nous apparaissent pas nécessairement contradictoires, dès lors que la parenté structurelle et la parenté génétique se situent sur des plans différents. C’est en tout cas ce que semble penser Demetrio Brisset lui-même dans une phrase qui, placée en préambule au relevé de conclusions de sa thèse, a manifestement pour lui une valeur centrale : « Mi punto de partida fue considerar a la FIESTA [les capitales sont de lui] como un sistema comunicativo, en el que sus códigos simbólicos están estructurados como un lenguaje inconsciente » (p. 519). Nous comprenons que l’affinité structurelle des traditions centrées sur l’opposition de deux groupes rivaux obéirait à une sorte de logique interne visant à atteindre une efficacité maximale, en l’occurrence un impact maximal sur le public, indépendamment de toute référence à leurs origines respectives.

Aujourd’hui professeur des écoles et doctorante à l’Université de Poitiers, Laëtitia Mathis, lorsqu’elle étudiait à l’Université de Cergy-Pontoise, y a réalisé sous la direction de l’auteur de ces lignes un mémoire de DEA sur la variante mexicaine de la danse de la Conquête, terme entendu ici dans son sens restrictif, historiquement daté et géographiquement localisé. Retravaillé conjointement, l’ouvrage offre à présent une reconstitution des origines et de l’évolution de cette tradition. Dans la contribution sont exposés la méthode suivie et les principaux résultats auxquels elle a donné lieu. La recherche a porté sur un corpus de treize « danses » dont les dimensions sont multiples (théâtrale, musicale et chorégraphique) mais a essentiellement concerné leur composante textuelle. Ce corpus présente une double diversité, géographique (dix versions mexicaines, deux panaméennes et une salvadorienne) et linguistique (onze danses en langue espagnole, deux en nahuatl). L’étude débute par une tentative de classement des versions dans des catégories qui soient représentatives de leur signification, sur la base d’une analyse structurale. Il en ressort que les danses de la Conquête expriment des intentions très différentes. Elles s’opposent selon trois critères dont celui, fondamental, du point de vue, lequel peut être soit espagnol, soit indien. Mais ce premier classement n’apparaît pas exclusif d’autres regroupements, notamment sur une base génétique. En effet, l’existence de nombreuses similitudes au sein des versions d’une même zone géographique – c’est le cas de celles de Jalisco et de Oaxaca – ne laisse planer aucun doute sur leur parenté génétique. Or, elles apparaissent dotées de significations très différentes, parfois opposées, résultat surprenant et qui ne peut s’expliquer qu’en postulant la réélaboration radicale de certaines danses. Tel est le point nodal de l’étude qui, dès lors, se fixe un nouvel objectif – la reconstitution du passé de la tradition –, acquiert une nouvelle dimension – diachronique – et fait appel à une nouvelle méthode : la critique textuelle. Il s’en dégage que toutes les versions en langue espagnole dérivent d’un même ancêtre commun conçu dans une perspective doublement apologétique associant le christianisme et l’expansion coloniale espagnole, mais que certaines d’entre elles ont fait l’objet d’une métamorphose visant à célébrer, dans les guerriers aztèques, des patriotes mexicains avant la lettre. À ce groupe de danses génétiquement liées, les deux qui sont composées en langue nahuatl apparaissent irréductibles : elles doivent être considérées comme des créations indépendantes, nées d’un effort pour expliquer, d’un point de vue indien, le traumatisme de la Conquête. Nous avons le plaisir de signaler pour conclure la publication de l’ouvrage, édité par le CRLA.

Docteur de l’Université de Poitiers, Carmen Ponte Goujon est l’auteur d’une thèse sur le pèlerinage appelé romeiros qui a pour cadre l’île de São Miguel aux Açores. L’intérêt de cette tradition vient, certes, de son originalité – elle prend la forme d’un tour de l’île obéissant à un rituel précis – mais aussi de sa persistance dans le temps puisqu’il est admis qu’elle fut instituée au XVIe siècle en expiation des fautes censées être à l’origine de deux tremblements de terre dévastateurs, et qu’elle est encore aujourd’hui la pratique la plus caractéristique de la religiosité populaire açorienne. Pour sa contribution aux journées d’étude sur les « filiations textuelles », Carmen Ponte a choisi de traiter un thème en rapport avec l’histoire récente des romeiros, à savoir l’évolution des règlements écrits du pèlerinage. L’idée d’un tel règlement, auparavant inexistant, naît en 1956 à l’initiative d’un groupe de pèlerins convaincus de l’avantage que la tradition retirerait d’un document normatif, dissocié de la pratique coutumière. Il en résulta un projet de Regra, remis en 1958 à l’évêque des Açores, puis en 1962 un règlement écrit (regulamento), publié par le Diocèse des Açores. Ce document s’est actualisé au fil des ans. Une deuxième version a été publiée en 1989, puis une troisième en 2003, qui est la version actuellement en vigueur. Carmen Ponte étudie ces quatre textes dans une optique comparatiste. Elle en tire la conclusion que le pèlerinage, traditionnellement considéré comme un mouvement autonome, plus proche de la foi populaire que des institutions ecclésiastiques, a changé sensiblement de nature. En particulier, l’autorité du Maître, émanation directe des pèlerins, tend à s’effacer au profit d’un groupe coordinateur lié aux autorités religieuses. En définitive, la tradition, qui s’est transmise jusqu’au milieu du XXe siècle au sein du monde rural, dominé par l’oralité, est aujourd’hui régie par un écrit qui, par sa forme, son contenu et son langage spécialisé, se rapproche d’un texte juridique, et par une instance – le groupe coordinateur – représentative dans une large mesure du monde urbain.

D’une extrême disparité, les versions du grand mythe andin d’Inkarrí semblent rebelles à l’analyse. L’une des variantes est bien connue. Elle a pour protagoniste un souverain andin, Inkarrí – l’« Inca-roi » – et relate la guerre qui l’oppose à un envahisseur étranger souvent appelé Españarí. Vaincu, le premier est décapité. Les deux parties de son corps sont enfouies sous terre en des endroits très distants, mais croissent lentement pour, finalement, opérer leur jonction dans un futur indéterminé, ce qui, nous dit le mythe, entraînera tout à la fois la résurrection du héros, la fin de la domination étrangère et le début d’une ère nouvelle. Or, à côté de ce scénario, quantité d’autres existent qui ne présentent souvent qu’un rapport ténu avec le premier. De ce fait, toute étude d’ensemble prend des allures de gageure. Dans le cadre de sa thèse, Aurélie Omer, doctorante-allocataire à l’Université de Poitiers, a choisi de relever ce défi en tentant d’« ordonner le chaos », pour reprendre le titre de sa contribution. Encore inachevée, sa recherche a néanmoins franchi le seuil où commence à poindre l’espérance d’un dépassement de toutes les études antérieures, ce qui ressort clairement de son exposé. Parmi les résultats déjà acquis, en nous limitant aux plus significatifs, nous citerons l’identification, au sein du corpus, de deux sous-ensembles qui paraissent irréductibles l’un à l’autre, l’un attribuant à Inkarrí un adversaire andin, souvent le roi des Collas, opposé à lui dans une compétition rituelle, l’autre le montrant aux prises avec un adversaire hispanique – le roi d’Espagne, Pizarro, le Président… – comme dans l’exemple évoqué ci-dessus ; l’association au deuxième sous-ensemble de fortes aspirations messianiques qui n’apparaissent en revanche que faiblement dans le premier ; la très inégale diffusion des deux variantes qui, dans le cas d’un adversaire andin, se limite aux départements de Cuzco et de Puno et, dans le cas d’un adversaire hispanique, couvre la majeure partie du territoire péruvien, incluant la côte nord (Lambayeque) et le piémont amazonien des Andes, méridional (Madre de Dios) et septentrional (Amazonas) ; enfin, l’interprétation que l’on discerne pour expliquer une telle dichotomie : le mythe serait d’origine préhispanique et, dans sa version originelle, aurait évoqué une compétition rituelle opposant l’Inca au roi des Collas, puis, dans les décennies qui suivirent la Conquête, aurait fait l’objet d’une réélaboration consistant notamment en la substitution du roi d’Espagne à celui des Collas. Il n’est pas indifférent de savoir que ces résultats s’appuient, entre autres, sur deux fructueux travaux de terrain qui ont débouché sur la collecte de versions inédites, notamment en Amazonie péruvienne, lesquelles viennent s’ajouter à la soixantaine de variantes qu’un patient dépouillement bibliographique avait permis de recueillir. C’est avec la plus grande attention que nous suivrons l’achèvement de cette recherche prometteuse.

En ce qui nous concerne, notre choix s’est porté sur un sujet qui, du fait de l’importance que nous accordons à l’étude comparative des documents apparentés, nous tenait à cœur depuis longtemps. Le point de départ est le constat en forme de paradoxe que la reconstitution philologique des textes, comme le rappelle Daniel Ferrer au début de son exposé, repose sur l’analyse des erreurs, mais que, parallèlement, la prolifération de celles-ci fait obstacle au travail du philologue. D’où l’intérêt d’un cas limite auquel nous avons été confronté au cours de nos recherches, celui des drames traditionnels de la mort de l’Inca Atahualpa représentés dans le Pérou central. La particularité des manuscrits porteurs de ces drames est d’être issus de copistes – ceci vaut, au moins, pour les plus récents d’entre eux – qui, visiblement, ignoraient le sens des textes qu’ils reproduisaient. Cette situation s’explique par la conjonction de deux phénomènes linguistiques : d’une part, l’hétérogénéité dialectale des écrits en question, où l’on discerne deux variétés distinctes et non mutuellement intelligibles de quechua ; d’autre part, la marginalisation progressive de cette langue face à l’espagnol dans la région considérée. L’objectif de reconstitution philologique des textes conserve-t-il un sens dans des circonstances aussi défavorables ? À cette question nous choisissons de répondre par l’affirmative, sous réserve que soient satisfaites deux conditions préalables : la première est que le philologue ait pris connaissance des pratiques, des réflexes pourrait-on dire, des « copistes ignorants », comme leur tendance à se raccrocher à des termes ou expressions espagnols qu’inconsciemment ils croient percevoir dans le texte ; la seconde qu’il ait une claire conscience des ressources dont il dispose, notamment de celles que lui offre la notable répétitivité de ce genre de document, au sein de chacun d’eux ou de la famille à laquelle il appartient.

Nous ne voudrions pas clore cette présentation d’un ouvrage centré sur le domaine latino-américain et où, de surcroît, le monde colonial tient une place de choix, sans évoquer la figure du professeur André Saint-Lu dont le décès récent a endeuillé l’hispanisme. Pour l’avoir assez bien connu, puisqu’il nous a fait l’honneur de diriger notre thèse et de nous admettre dans le séminaire qu’il animait à Paris III, nous croyons qu’il aurait aimé, à travers ce livre, pouvoir constater la vigueur actuelle des recherches sur l’Amérique Latine, ainsi que la place qu’y tiennent les jeunes chercheurs. C’est mû par cette pensée que nous le dédions à sa mémoire.