La Collection Archivos et les avatars de quelques textes latino-américains

Fernando Colla

____________________________  




Table des matières




















Haut de page

Haut de page


Haut de page


Haut de page
Haut de page






Volver arriba

 






La collection Archivos publie, en éditions critiques, soit des œuvres particulières, soit des recueils d’œuvres, soit les œuvres complètes des auteurs les plus importants de la littérature latino-américaine et des Caraïbes du XXe siècle.

Ces publications combinent de manière diverse les deux grandes modalités éditoriales définies par notre collègue de l’Item Almuth Grésillon(1). Ce sont des éditions critiques (c’est leur caractéristique générale, puisqu’elles présentent un texte « établi » de l’œuvre en question), mais progressivement elles deviennent aussi des éditions génétiques, car les phases de l’élaboration de l’œuvre se déploient dans nos livres de plus en plus exhaustivement, à travers la transcription (et la description) des documents qui les incarnent.

Ces deux versants reflètent la double préoccupation qui est à l’origine même de la collection. En effet, Archivos est née assurément d’une inquiétude « intellectuelle » : celle de découvrir les modalités opératoires de la fabrique de l’écrivain dans laquelle l’œuvre a pris forme, de révéler les significations additionnelles ou alternatives avec lesquelles les manuscrits bonifient le texte. Mais Archivos est née fondamentalement d’une préoccupation de type patrimonial : il s’agissait (et il s’agit toujours, bien entendu) de sauvegarder, d’une part, les témoins de l’activité scripturaire de l’auteur (les « manuscrits ») soumis aux détériorations du temps, de la négligence, de l’ignorance, et d’autre part de révéler la configuration du texte même, voulue par l’auteur et défigurée par le mauvais traitement éditorial et par les avatars de la censure et de la violence qui s’entrelacent dans le parcours tourmenté du dernier siècle dans la plupart des pays latino-américains.

Ainsi, la collection Archivos reconstitue une trame textuelle en même temps qu’elle essaie de reconstruire les cercles contextuels de son élaboration. La multiplicité des procédés éditoriaux que nos livres adoptent – conformément à la structure et au contenu des archives disponibles de chaque auteur – s’organise autour de ce dénominateur commun de toute activité philologico-génétique qu’est la restitution de la dimension historique du texte. Cette dimension concerne plusieurs niveaux qui s’interpénètrent ; Michel Espagne en distingue quatre(2) :

  • celui des éditions successives et de l’écho qu’elles ont rencontré parmi les lecteurs (histoire de la réception),
  • celui des relations que tout le contenu sémantique d’une œuvre entretient avec un contexte historique précis,
  • celui du cheminement biographique peuplé de rencontres, de lectures, de négociations avec les éditeurs, d’impulsions extérieures au cours duquel l’œuvre a vu le jour,
  • enfin, celui des brouillons, copies, niveaux d’écriture et corrections qui constituent l’histoire du texte lui-même.

Ceux qui connaissent la collection Archivos savent que le schéma type qui organise la structure générale des tomes – la division de chaque volume en huit parties complémentaires – prend en compte tous ces niveaux et que c’est précisément cette exhaustivité qui distingue son programme éditorial.

En ce qui concerne le sujet d’aujourd’hui – le texte et ses filiations – qui correspond d’une certaine manière au quatrième niveau mentionné, je voudrais signaler quelques traits caractéristiques de notre collection.

Archivos a adopté le critère le plus usuel pour les éditions critiques : choisir comme texte base de l’œuvre celui de la dernière édition réalisée du vivant de l’auteur. Pour que ce critère soit valable et que la version choisie représente réellement la « volonté testamentaire » de l’écrivain, il faut évidemment que celui-ci ait exercé un contrôle effectif sur cette version – sinon l’argument « chronologique » ne constitue pas un critère en soi-même.

C’est ce qui est arrivé, par exemple, avec l’édition réalisée à Mexico, en 1968, par Biblioteca Era, du roman de José Lezama Lima, Paradiso. Cette édition, dirigée par Julio Cortázar et Carlos Monsiváis, devint très rapidement l’édition de référence (à partir de laquelle furent réalisées la plupart des traductions du roman), considérée comme celle qui avait finalement éliminé les très nombreuses erreurs de l’édition cubaine de 1966. Et pourtant, la lecture détaillée que fit de cette édition, quelques années plus tard, le grand lezamiste Cintio Vitier, mit en évidence qu’elle était vraiment très loin d’avoir atteint ses objectifs, en dépit des innombrables consultations que les responsables éditoriaux avaient adressées à l’écrivain. La rumeur prétendait que, même si Lezama Lima se disait conscient des défauts de l’édition réalisée à La Havane – dont la plupart provenaient par ailleurs du tapuscrit qu’il avait déposé chez l’éditeur – il n’avait jamais répondu d’une manière satisfaisante aux consultations de Cortázar et Monsiváis. Et même s’il qualifiait l’édition d’Era comme « impeccable » et avait affirmé qu’en elle se trouvait « le véritable Paradiso », il finit par avouer qu’il ne l’avait jamais lue, car, disait-il, « une relecture de ce roman me fatiguerait beaucoup ». Par conséquent, Cintio Vitier renonça à prendre cette édition comme le fondement – ce que nous appellerons désormais le « texte base » – de celle qu’il préparait pour Archivos(3). Il constata que, même s’il y avait une très bonne correction des noms propres et des citations en langue étrangère (à la charge essentiellement de Julio Cortázar), un bon nombre de nouvelles erreurs avait été introduit, avec l’intention d’arranger certains passages du roman et de normaliser les modalités assez singulières de la syntaxe, de l’orthographe et de la ponctuation de Lezama Lima.

Il faut considérer que les éditions critiques ont pour caractéristique, non pas de publier le « meilleur texte » (celui qui a été, dans certains cas, « perfectionné » par les éditions successives de l’œuvre), mais le meilleur « état du texte » dans le sens philologique du terme, c’est-à-dire, le texte dans l’état où l’auteur l’a laissé(4). Ainsi, pour son édition de Rayuela (Marelle)(5), Julio Ortega prit comme texte base sa première édition, de juin 1963, parce que Julio Cortázar, pour cette édition, avait suivi et vérifié en détail, méthodiquement, le processus d’impression (la correspondance obsessionnelle qu’il entretint avec son éditeur pendant cette période en témoigne), chose qu’il ne fit pour aucune autre des éditions du roman.

Il faut considérer aussi que, d’habitude, les éditions successives d’une œuvre livrées au bon vouloir de l’éditeur sont porteuses, plus que d’améliorations, d’une accumulation croissante d’erreurs et de recréations. C’est ce que nous avons pu constater pour une partie des ouvrages que nous avons publiés de l’écrivain guatémaltèque Miguel Ángel Asturias, dont les avatars d’une existence faite de nombreux déplacements entre son pays natal, l’Argentine et l’Europe l’empêchèrent souvent d’exercer un contrôle efficace sur les éditions de ses écrits, qui se multipliaient un peu partout au fur et à mesure que son nom atteignait la célébrité.

Il y a des cas où le parcours éditorial même de l’œuvre est si tortueux et compliqué qu’il oblige l’éditeur critique à pratiquer un « art combinatoire » entre les différentes versions textuelles. Nous avons déjà signalé le cas de Paradiso : les déficiences et les incorrections que présentaient toutes les versions – originaux inclus – empêchèrent l’éditeur Cintio Vitier d’en choisir une parmi elles, qui aurait pu devenir le texte base de son édition pour Archivos ; dans ce cas, établir le texte équivaut à le reconstruire à partir de ces témoins défectueux.

Un autre bon exemple à ce propos est l’édition de l’Úlises criollo, l’autobiographie du grand intellectuel mexicain José Vasconcelos(6). Cette œuvre présente une histoire agitée qui ne se limite pas à la sphère éditoriale, mais qui commence avec le processus rédactionnel lui-même. En effet, le texte fut composé dans des conditions assez chaotiques, au gré des péripéties d’un exil qui conduisit l’auteur en France, en Argentine et finalement aux Etats-Unis. Le livre fut publié pour la première fois en 1935, par la maison d’édition Botas, d’après une copie dactylographiée, qui est restée égarée pendant de nombreuses années. Cette copie avait été réalisée par le gendre de Vasconcelos. On ne sait pas s’il l’a faite sous la dictée de son beau-père ou s’il a transcrit un éventuel manuscrit. Elle ne comportait pas les premiers chapitres du livre, qui avaient été remplacés par des coupures des revues, dans lesquelles ces chapitres étaient parus pour la première fois. Le nombre important de coquilles que contenaient ces coupures, ajouté à la célérité avec laquelle l’édition fut réalisée – sous la pression de l’auteur confronté à l’époque à de graves difficultés économiques – expliquent les énormes défauts de cette première version imprimée. L’éditeur du tome Archivos, Claude Fell, signale un nombre important d’interprétations erronées de l’original qui donnèrent lieu à de véritables contresens. Tout cela n’empêcha pas qu’elle fut reprise par toutes les éditions ultérieures, qui ont reproduit ses aberrations et ses anomalies. Finalement, la maison d’édition Jus – entreprise d’orientation catholique – prit la décision, à l’initiative de Vasconcelos lui-même, de sortir en 1958, à quelques mois de la disparition de l’auteur, une version expurgée de l’Úlises criollo, défigurant totalement le texte original, avec l’intention d’effacer toute manifestation irrévérencieuse – notamment celles à caractère érotique ou sensuel. Cette édition enlevait ainsi toutes les audaces narratives et discursives qui constituaient – dans le contexte de l’époque – un des atouts les plus évidents et les plus originaux de l’œuvre.

Pour restituer un texte digne de foi dans ces conditions, il faut évidemment revenir aux sources originales – les brouillons, les notes, les manuscrits – et à partir d’eux, reconstruire le processus de composition et l’itinéraire éditorial de l’œuvre, tout en essayant de distinguer les interventions étrangères à la main de l’écrivain et d’interpréter le sens de ses propres réécritures. Ce procédé peut devenir encore plus compliqué dans les cas où il n’y a pas eu d’édition de l’œuvre du vivant de l’auteur. Dans cette perspective, l’exemple paradigmatique est sans doute celui du Museo de la novela de la Eterna de Macedonio Fernández(7).

La rédaction de ce roman (sans cesse évoqué, promis, annoncé et cité par l’auteur) fut interrompue par sa mort – même si d’une certaine manière il est assez problématique de la considérer comme inachevée, compte tenu des idées de Macedonio à propos de l’œuvre littéraire, qu’il concevait comme un éternel jeu de construction. Dans ce cadre, l’idée même d’une « version définitive » était littéralement inconcevable. Macedonio Fernández a laissé des traces de ce processus rédactionnel ininterrompu, et de multiples campagnes de réécriture et de correction auxquelles il soumit le texte, dans plusieurs séries de manuscrits et de copies, à l’intérieur desquelles un nombre extraordinaire de documents s’entremêlent et se confondent. Sur la base de ce méli-mélo (Macedonio l’appelait « le frangollo ») trois éditions posthumes avaient été publiées, avant celle d’Archivos : Centro Editor de América Latina, en 1967 ; Corregidor, en 1975, et Biblioteca Ayacucho, en 1982. Ces trois éditions avaient été réalisées par Adolfo de Obieta, héritier des archives de Macedonio et grand connaisseur du texte du roman, puisqu’il avait assisté et participé à son élaboration. Or, pour aucune de ces éditions – largement semblables, sauf quelques détails peu nombreux – de Obieta n’identifie les sources manuscrites à partir desquelles il a constitué ses originaux (apparemment il a mélangé des documents appartenant à différentes séries). Compte tenu de cela et du fait que, même après ces trois éditions, il régnait dans les archives de Macedonio un désordre généralisé, Ana María Camblong, responsable de l’édition d’Archivos, prit une décision assez singulière : elle adopta comme texte base une version qu’Adolfo de Obieta ne connaissait pas au moment où il établissait le texte du roman (en 1967), puisque elle avait été égarée. Il s’agit d’une copie, avec des ajouts et des corrections de la main de l’auteur, réalisée vraisemblablement en 1948 et donnée – la même année – à Raúl Scalabrini Ortiz, grand ami de Macedonio. La copie est resté chez Scalabrini jusqu’à ce que, en 1977, les deux écrivains étant déjà décédés, la veuve de ce dernier la retrouve et la fasse parvenir a Adolfo de Obieta.

Le choix de cette version s‘appuie sur des arguments solides. Les nombreuses corrections de l’auteur, effectuées peu d’années avant sa mort (survenue en 1952), lui confèrent un titre supplémentaire d’authenticité ; par ailleurs la copie est restée, à la différence de toutes les autres versions tardives, ordonnée et agrafée, non par chapitres, mais dans son ensemble ; et finalement, étant séparée des autres documents des archives de Macedonio, elle a pu échapper à toutes les manipulations auxquelles ces documents furent soumis au moment du premier établissement du texte.  Cette copie – dite « Scalabrini Ortiz » – contient une version complète du roman (complète dans les limites de l’esprit macedonien). En tout cas, elle comporte sa propre conclusion, sa clôture. Et elle met en évidence quelques anomalies dans les trois éditions établies par Adolfo de Obieta. Ainsi, par exemple, les textes poétiques qui composent le chapitre XV du roman dans ces éditions n’apparaissent pas dans la copie « Scalabrini Ortiz », ce qui confirmerait les soupçons qui pesaient sur le caractère arbitraire de cette inclusion (apparemment Macedonio les avait laissés réunis dans un dossier à part).

Néanmoins, le choix de cette copie comme texte base présente aussi quelques aspects problématiques. Cette version laisse de côté beaucoup des « Prologues » (ils sont très nombreux), rédigés et recopiés à maintes reprises par l’auteur, et les archives de Macedonio Fernández n’offrent aucune information, aucune piste à propos des motifs qui ont pu justifier cette exclusion. Cette situation plaça la philologue dans un dilemme entre le respect de la version choisie et l’adhésion à l’attitude méprisante de Macedonio lui-même envers tous les critères exclusifs. Ana María Camblong exprime ce dilemme en les termes suivants : « Certainement, il était plus scientifique de les éliminer, mais il était plus macédonien de les incorporer ». Finalement, ces « Prologues » ont trouvé leur place dans l’une des annexes textuelles du volume, de même que les compositions poétiques dont nous avons fait mention tout à l’heure.

Dans ce sens, le choix d’une version du texte comme celle de la « copie Scalabrini Ortiz » permet, non seulement de présenter une configuration énonciative « légitime » – car elle a été indubitablement établie par l’auteur lui-même – mais aussi d’organiser autour d’elle, d’une manière systématique, l’ensemble des textes alternatifs ou complémentaires qui configurent d’autres versions de l’œuvre, et qui ont – ou peuvent aussi avoir – leur propre légitimité. Dans le cas de l’édition de Camblong, elle a dû constituer trois annexes séparées, pour les « Prologues » déjà édités, les « Prologues » inédits et les textes poétiques.

En ce qui concerne la mise en page du texte et du registre de variantes, la collection Archivos ne s’est pas inspirée des modèles éditoriaux – surtout d’origine germanique – qui adoptent la forme de « schémas synoptiques ». Ces éditions interrompent le déroulement linéaire du texte pour intercaler, sur un axe vertical, la succession de leçons divergentes. Les difficultés de lecture que ces schémas suscitent réduisent le public lecteur auquel elles s’adressent, à des cercles réellement spécialisés. De plus, en dépit des efforts de déchiffrement qu’elles exigent du lecteur, elles atteignent rarement le but de restituer une image « dynamique » de la genèse du texte.

La collection Archivos s’est fixé comme objectif prioritaire celui de récupérer, de reconstruire et de communiquer la configuration textuelle « authentique » d’une œuvre. À partir de là, elle revendique l’exigence de la « lisibilité », c’est-à-dire, de préserver (pour un public lecteur relativement vaste) les conditions typographiques adéquates pour une lecture « linéaire » du « meilleur état » du texte.

Par ailleurs, dans les discussions terminologiques à propos du contenu strict des concepts tels que variante, état, version et à propos des distinctions typologiques qui peuvent être établies concernant la variation, Archivos a pris le parti de désigner comme « variante » toute leçon différente de celle du texte base, qu’elle provienne d’un témoin manuscrit ou d’un document pré-éditorial (corrections d’une épreuve d’imprimerie, par exemple) ou encore d’une version éditée. En même temps, Archivos a adopté comme critère opérationnel, la distinction simple entre variantes courtes et variantes longues.

Cette distinction implique, notamment, que dans le registre de variantes, l’on prenne en compte l’« élément variant » minimum ; autrement dit, si à l’intérieur d’une phrase, l’auteur a remplacé à deux endroits différents deux termes, ceux-ci seront enregistrés séparément.

La disposition graphique qui fut définie au cours des colloques préparatoires à la fondation d’Archivos, pour tous les volumes de la collection, stipule que les variantes courtes sont enregistrées dans une colonne située à la droite du texte base et à la même hauteur que le lemme (l’élément qu’elle remplace), tandis que le bas de la page est réservé pour les variantes longues, c’est-à-dire celles dont l’extension dépasse la capacité de la colonne pour l’exposer en parallèle au lemme. De cette manière, les pages des volumes de la collection qui contiennent le texte de l’œuvre, présentent une structure tripartite : le texte base, qui occupe la colonne de la gauche (de 80 mm de largeur), les variantes – composées dans un corps plus petit – qui occupent la colonne de droite (de 40 mm de largeur), et la partie inférieure de la page, dans laquelle les variantes longues trouvent leur place, à côté des notes philologiques ou génétiques.

En prenant en compte l’élément variant minimum, la plupart des variantes apparaissent placées dans la colonne de droite. Cette disposition « en parallèle » facilite pour le lecteur, la reconstitution des différents itinéraires de réécriture. Le « voisinage » offre la possibilité d’une vision d’ensemble des phases rédactionnelles successives et d’une permutation mentale des séquences, qui est presque équivalente à celle des éditions synoptiques, avec l’avantage, en plus, de ne pas interrompre le déroulement linéaire du texte base. En tout cas, il est évident que la colonne constitue une zone moins « marginale » que le bas des pages ou la fin du livre, qui sont les emplacements habituels de l’appareil de variantes dans les éditions critiques qui n’adoptent pas les modèles synoptiques.

Dans les volumes de la Collection Archivos, le registre des variantes est exhaustif, autrement dit, il prend en compte tous les témoins qui composent le dossier génétique de l’œuvre : documents rédactionnels, pré-éditoriaux et éditoriaux. Lorsque les variantes relèvent de plusieurs sources, elles apparaissent précédées des initiales ou des sigles qui désignent les différents témoins collationnés, conformément à un code qui est explicité dans la « Note philologique préliminaire » du volume. Si un énoncé a subi des modifications lors de plusieurs campagnes de réécriture, les variantes doivent être enregistrées successivement, suivant l’ordre chronologique de leur production.

Notre collègue et maître, Louis Hay, a dit une fois que, très souvent, le texte d’une œuvre émerge comme la partie visible d’un iceberg d’écriture(8), dont la masse, plus ou moins imposante, est constituée non seulement par les brouillons et les manuscrits, mais aussi (et pour certains écrivains, essentiellement) par un ensemble de documents pre-rédactionnels. C’est ce que l’on désigne génériquement comme des notes préparatoires, qui peuvent être de nature et d’extension très diverses. Ces documents, qui dans une édition critique sont considérés comme « non collationnables » (car ils ne correspondent ni à la structure ni au développement séquentiel du texte) représentent une sorte de magma, au sein duquel le texte se consolide progressivement. Selon la distinction qu’établit Louis Hay, ces notes peuvent être consignées soit sur des supports constitués par des feuilles reliées (cahiers, carnets, etc.), soit sur des supports mobiles : fiches, feuilles volantes, objets divers en papier (enveloppes, serviettes, etc.). Ainsi, par exemple, le dossier génétique du roman El beso de la mujer araña de Manuel Puig (transcrit dans le CD-rom qui accompagne le vol. 42 de la Collection Archivos)(9) est composé pour une grande partie par ce type de documents, très souvent spontanés et parfois minimalistes.

Du point de vue du contenu de ces documents, on peut établir une autre distinction générale entre, d’un côté, les témoins pre-rédactionnels proprement dit (ceux qui constituent réellement les lieux où le processus d’écriture se met en marche) et, d’un autre côté, les témoins para-textuels. Ces derniers peuvent correspondre à des catégories différentes. Par exemple, les journaux intimes (qui offrent parfois des renseignements sur les motivations de l’écriture, l’intentionnalité, la signification attribuée à des séquences textuelles spécifiques ou au projet global) ; les carnets d’enquête, avec des notes documentaires qui peuvent à leur tour correspondre à différents types d’information : notes sur le terrain, notes de lectures, etc.

À différentes reprises, la Collection Archivos a incorporé des documents pre-rédactionels et para-textuels dans ses éditions, dans des transcriptions de type diplomatique. C’est le cas du « cahier de navigation » de Julio Cortázar, qui accompagna la rédaction de Rayuela, comme un lieu de réflexion, de citations mais aussi d’élaboration des principaux noyaux discursifs et narratifs du roman, et que l’édition d’Archivos reproduit avec tous ses dessins et diagrammes (conjointement avec d’autres documents rédactionnels trouvés dans le fonds Cortázar de l’Université d’Austin).

On pourrait citer aussi la transcription du cahier de notes que l’écrivain vénézuelien Rómulo Gallegos remplit pendant le voyage qu’il fit, en 1931, à travers la Guyane, et qui serait à l’origine de la rédaction de son roman Canaima(10), ou du cahier de dépenses tenu par Sarmiento lors de ses pèlerinages en Europe, en Afrique et aux Etat-Unis(11).

Font partie aussi de cette masse d’écriture, exclue du texte (et que l’on peut difficilement collationner dans une édition critique), l’ensemble de fragments, plus ou moins longs, banni par l’auteur, volontairement ou contraint par les censeurs. Évidemment, il s’agit de documents qui correspondent à une autre catégorie que ceux dont j’ai fait mention précédemment. Il s’agit en général de textes parachevés, qui comportent leur propre histoire rédactionnelle et qu’un autre genre d’histoire a proscrit de la vulgate. Mais ils apparaissent associés au texte dans les archives de l’auteur, ils additionnent leur volume à la masse de l’iceberg d’écriture. Depuis ses premiers volumes, la collection Archivos a intégré, méthodiquement (dans des annexes ordonnées et exhaustives, chaque fois que les archives de l’écrivain le rendaient possible) ces fragments absents du texte base, exclus par l’auteur.

Elle a intégré aussi d’autres « états du texte » – différents du texte base – et qui ont pu fonctionner par rapport à celui-ci comme précédents, comme inspirateurs ou bien comme des recréations à posteriori.

Ainsi, le Volume n° 10, consacré au roman de l’écrivain uruguayen Enrique Amorim, La carreta(12), recueille l’ensemble – assez complexe – des écrits qui, dans un mouvement permanent, a débouché sur les différentes versions éditées du texte, durant une période qui couvre presque trente ans de la vie créative de l’auteur.

Rappelons très rapidement que, à l’origine de ce roman, se trouve une nouvelle de jeunesse d’Amorim (« Las quitanderas », inclus dans son premier livre, de 1923), associée à trois autres nouvelles, appartenant à son deuxième livre de récits, Tangarupá, publié en 1925 (et, plus particulièrement, l’une d’entre elles qui s’intitule « Las quitanderas (segundo episodio) ». Ces quatre récits – dans lesquels les caractéristiques (le profil) des principaux personnages du roman sont définitivement établies – seraient adaptés pour devenir quatre chapitres de La carreta, sur un total de quatorze, dans la première édition. Trois d’entre eux non seulement contiennent les épisodes-clés du roman, mais ils sont les plus longs et les plus développés du livre, et il est évident que c’est à partir d’eux qu’ont été élaborés les autres.

La première édition du roman fut publiée en 1932. Du vivant d’Amorim, il y eut cinq autres éditions – qui, en réalité, se réduisent à trois, car la deuxième et la quatrième étaient des réimpressions des éditions précédentes.

Le processus créatif se poursuivit tout au long de ce parcours éditorial. De très nombreuses variantes furent introduites dans la troisième édition (de 1933), ainsi que dans la cinquième (de 1942). Dans celle-ci, la modification la plus importante fut l’incorporation d’un nouveau chapitre, qui avait été publié un an auparavant, sous forme de nouvelle, dans le journal La Prensa de Buenos Aires, avec le titre « Carreta solitaria ». Il prit la place du chapitre XIV du roman, qui devint le quinzième. Dans l’édition suivante (de 1952), des dizaines de paragraphes furent réécrits et des changements dans la structure du roman furent intégrés : le plus important fut l’inversion de l’ordre des chapitres XIII et XIV.

L’édition de la Collection Archivos de La carreta rend compte de ce parcours sinueux : elle prend cette dernière édition (qu’Enrique Amorim considérait expressément comme définitive) comme texte base et enregistre, dans la colonne de droite, les 1500 variantes correspondant à la première édition et, en bas de la page, celles qui renvoient à la cinquième édition.

Par ailleurs, dans une Annexe placée immédiatement après le texte base, sont présentés – en transcription linéaire, avec des signes diacritiques pour indiquer la disposition graphique et les différentes campagnes de réécriture – les manuscrits de huit chapitres du roman et les versions dactylographiées, avec des corrections manuscrites, de cinq autres. Finalement, dans l’un des Dossiers qui clôturent le volume, sont transcrits avec les mêmes modalités que les documents précédents, les parcours textuels (les phases rédactionnelles) des nouvelles qui sont à la base des chapitres du roman. Tous ces documents furent trouvés par l’éditeur dans le « Fonds Amorim », conservé à la Bibliothèque Nationale de Montevideo.

Cette compilation exhaustive des différentes étapes de l’itinéraire de La carreta – de son texte dans tous les états de son élaboration – donne comme résultat prévisible un enrichissement du sens, de la signification de chaque séquence, de chaque personnage et, dans le cas de réécritures multiples, de chaque choix lexical de l’auteur.

Parfois les Annexes des volumes de la collection Archivos transcrivent des documents rédactionnels complets, c’est-à-dire qui constituent des versions intégrales de l’œuvre, mais qui présentent des différences si profondes dans la structure, le style ou la rédaction des épisodes, qu’il s’avère impossible de rendre compte de ces différences dans un simple registre de variantes. C’est le cas d’un des deux manuscrits du roman Mulata de tal de Miguel Ángel Asturias conservés à la Bibliothèque nationale de France. Dans l’édition d’Archivos(13), ce manuscrit richement travaillé, soumis a plusieurs campagnes de réécriture et de correction, est présenté dans une Annexe, établi comme un texte, avec un registre de variantes et un appareil de notes philologiques qui expliquent les caractéristiques de chaque intervention.

Je pourrais multiplier les exemples, mais je vais conclure en disant que, dans ce conflit permanent qui oppose les éditeurs scientifiques aux maisons d’édition – dans notre cas : Archivos –, dans lequel, aux exigences d’exhaustivité des uns s’opposent les exigences de lisibilité des autres, nous avons toujours essayé de trouver des solutions typographiques et éditoriales qui respectent l’énorme somme de travail qu’implique un livre d’Archivos pour l’éditeur scientifique, sans nuire pour autant au « plaisir du texte » du lecteur, en lui imposant des technologies éditoriales difficilement déchiffrables. Les nouvelles ressources de l’électronique sont venues récemment à notre secours (en vérité, elles sont déjà devenues indispensables pour des éditions critiques ou génétiques, aussi complexes que les nôtres). Mais de cela, Sylvie Josserand vous parlera dans une séance ultérieure de ce séminaire.

Je finirai en remerciant, à travers leur directeur, les membres de l’ITEM qui, tout au long de ces vingt dernières années, avec une loyauté et une efficacité rares, nous ont appuyés, aidés et surtout, éclairés, dans nos démarches scientifiques et éditoriales.


Notas


(1) Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, Puf, 1994, p. 177.

(2) Michel Espagne, De l’archive au texte. Recherches d’histoire génétique, Paris, Puf, p. 169.

(3) Vol. n° 3, Paris / Madrid, ALLCA XX, 1988.

(4) A. Weber-Caflisch, « États et versions : la retouche, la reprise et la refonte dans l’œuvre de Claudel », Cahiers de textologie (Paris) 2, 1988 (« Problèmes de l’édition critique »), p. 110.

(5) Vol. n° 16, dirigé par Julio Ortega et Saúl Yurkievich, Paris / Madrid, ALLCA XX, 1991.

(6) Vol. n° 39, dirigé par Claude Fell, Paris / Madrid, ALLCA XX, 2000.

(7) Vol. n° 25, dirigé par Ana María Camblong et Adolfo de Obieta, Paris / Madrid, ALLCA XX, 1993.

(8) Louis Hay, « L’amont de l’écriture », in : Louis Hay, Pierre-Marc De Biasi, Éric Marty et al., Carnets d’écrivains, Paris, Éditions du CNRS, 1990, pp. 7-22.

(9) Dirigé par José Amícola et Jorge Panessi, Paris / Madrid, ALLCA XX, 2002.

(10) Vol. n° 20, dirigé par Charles Minguet, Paris / Madrid, ALLCA XX, 1991.

(11) Domingo Faustino Sarmiento, Viajes, vol. n° 27, dirigé par Javier Fernández, Paris / Madrid, ALLCA XX, 1993.

(12) Dirigé par Fernando Ainsa, Paris / Madrid, ALLCA XX, 1988.

(13) Vol. n° 48, dirigé par Arturo Arias, Paris / Madrid, ALLCA XX, 2000.