L'écriture de la légende chez Miguel Ángel Asturias

Jean-Philippe Barnabé

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Table des matières





















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En 1930, l’écrivain guatémaltèque Miguel Angel Asturias (1899-1974) publie à Madrid son premier livre, un ensemble de récits brefs qu’il intitule Leyendas de Guatemala. Bien des années plus tard, en 1967, presque au terme de sa carrière littéraire, et après quelques grands romans, qui figurent au premier plan de l’image que les histoires de la littérature latino-américaine du XXe siècle retiennent de lui (El señor presidente, Hombres de maíz, Mulata de tal), paraît un de ses derniers ouvrages, El espejo de Lida Sal, une nouvelle série de contes, composés – et pour certains, déjà publiés – quelque temps auparavant. Bien qu’assez différentes, à plusieurs égards, de celles de 1930, ces histoires s’inscrivent encore dans le domaine du merveilleux et du « légendaire ». Les quatre derniers textes comportent explicitement ce dernier terme dans leur titre, et les précédents, sans y faire appel, sont d’inspiration et de style tout à fait comparables. Se référant à son manuscrit alors en cours, Asturias avait d’ailleurs confié à son éditeur qu’il préparait « un second volume de Légendes du Guatemala » (1).

Asturias a bien continué à écrire et à publier après 1967, mais un de ses tout derniers efforts, peu de temps avant sa mort, sera d’achever une « Légende des huipils de feu ». Il est donc tentant de décrire son itinéraire créatif comme une boucle, qui s’ouvrirait et se fermerait par des « légendes ». Pour son vieil ami, l’écrivain vénézuélien Arturo Uslar Pietri, le livre de 1930 avait finalement constitué la « découverte fondamentale » d’Asturias, dont tout ce qui avait suivi, ajoutait-il, n’avait été qu’« approfondissement, reprise et enrichissement » (2). On pourrait bien considérer, en effet, que ce type particulier de récit bref qui inaugure sa production en constitue aussi une sorte de matrice thématique, qui sur le plan formel estompe les clivages génériques, les distinctions marquées entre prose et poésie, entre roman et nouvelle, ou même entre narration et représentation théâtrale (3).

Si la « légende » constitue, ainsi que je le postule, ce noyau générateur de la création littéraire d’Asturias, l’autre terme de mon titre, celui d’« écriture », doit pour sa part être compris de deux manières différentes, qui recouvrent les deux orientations données à cette journée d’études, ainsi qu’à celles qui l’ont précédée dans la série « Filiations textuelles ». Il désigne d’une part le problème de la mise par écrit de ce qui appartient originalement – et peut-être essentiellement – au domaine de l’oralité, et de la transmission verbale collective, dans le cadre d’une tradition. Mais il se réfère aussi, et c’est sur ce sens du mot « écriture » que je m’attarderai surtout, au processus de composition d’un texte littéraire. Il nous renvoie, autrement dit, aux préoccupations de la génétique textuelle.

Dans ce domaine, les remarques qui suivent sont issues du travail de préparation d’un volume rassemblant les récits brefs d’Asturias dans la collection Archivos (4). Comme pour les autres titres de cet auteur dans la collection, il s’agissait, pour ce corpus spécifique, de tirer le meilleur parti possible du vaste fonds manuscrit conservé, sans presque avoir été exploité, à la Bibliothèque Nationale de France. Deux objectifs concrets ont guidé initialement l’approche de ce fonds. Le premier était d’ordre philologique, et répondait au souci fondamental d’une édition critique, celui d’établir un texte conforme aux intentions de l’auteur. L’effort était à vrai dire plus que justifié dans le cas d’Asturias, qui pendant toute sa carrière a eu à souffrir non seulement d’innombrables erreurs d’impression, mais aussi, plus pernicieusement, des fréquentes rectifications normatives imposées à sa langue par des « correcteurs » peu respectueux ou peu sensibles à ses innovations lexicales. Ensuite, suivant une démarche indispensable à la compréhension de tout projet esthétique, le propos était également de préciser la séquence chronologique réelle de l’écriture de cet ensemble de textes, qui était en partie occultée par une histoire éditoriale complexe (5).

Pour ce qui est de la perspective génétique proprement dite, enfin, elle semblait de prime abord ne pouvoir s’exercer, en ce qui concerne les Leyendas de Guatemala, que sur des matériaux plutôt réduits : un cahier d’une soixantaine de pages, contenant un ensemble touffu, enchevêtré et hétérogène de notes de lecture et d’ébauches de quelques passages de deux ou trois des pièces du recueil, le tout dans des calligraphies toujours changeantes. Malgré cela, ce cahier a permis d'observer de près, ne serait-ce que sur de courts segments isolés, le patient et minutieux travail d’orfèvrerie syntaxique, lexicale et rythmique qui devait rester, à partir de là, au cœur des préoccupations d’Asturias tout au long de sa vie d’écrivain.

L’importance de ce laboratoire verbal peut être illustrée par l’exemple de la quinzaine de reformulations successives, partielles ou complètes, du passage consacré, dans le texte intitulé « Guatemala », à la cité maya de Quiriguá. Le manuscrit (folios 29rv et 30r du cahier) nous montre la manière dont chaque segment textuel, aussi bref soit-il, se voit réinséré dans plusieurs combinaisons différentes, dans une recherche qui semble être avant tout celle de la fluidité, de l'euphonie et de la musicalité de la prose. On observera particulièrement la manière dont un énoncé (souligné ici en caractères gras) constitué par un hendécasyllabe de type « héroïque », et à vrai dire, frappant (« El trópico es el sexo de la tierra »), apparaît, et se fixe aussitôt, pour attirer ensuite insensiblement, comme un pivot sémantique et rythmique, les différentes constellations verbales qui l’entourent :


1. En Quiriguá, a la entrada del Templo cerrado al Occidente por gigantesca puerta de palo de zapote, encontramos se encuentran mujeres azules que lucen en las orejas perlas de ámbar; el tatuaje dejó libres sus pechos olorosos a flor fragantes como las hojas de los mangos. Hombres teñidos de achiote cuya nariz perforada ostenta un raro arete de obsidiana y vírgenes teñidas con barro de tinaja. El barro sin quemar es (el) símbolo de (la) virginidad.

2. En Quiriguá, el aliento de los campos en flor sembrados exalta los paisajes. Es un baño de voluptuosidades, de bálsamos que desmayan, de aguas entibiecidas donde duermen los lagartos sobre las hembras vírgenes. Olor dulce, sabor musical, blandura de colchón de plumas. A la entrada del templo esperan mujeres azules que lucen en las orejas perlas de ámbar; el tatuaje dejó libres sus pechos olorosos como la carne de los mangos.

3. En Quiriguá, el aliento de los campos sembrados exalta enerva los paisajes. Baño de voluptuosidades, de bálsamos que desmayan, de aguas entibiecidas donde duermen los lagartos sobre las hembras vírgenes. El trópico es el sexo de la tierra. El silencio es de un olor dulcísimo. A la entrada del templo, enfrente del Oc.

4. En Quiriguá, el aliento de los campos sembrados enerva los paisajes. Baño de voluptuosidades sonoras, de bálsamos que desmayan, de aguas entibiecidas donde duermen los lagartos sobre las hembras vírgenes. El trópico es el sexo de la tierra. A la entrada del templo esperan.

5. En Quiriguá, el aliento de los campos sembrados enerva los paisajes.

6. En Quiriguá, el aliento primaveral del bosque enerva los paisajes. El Trópico es el sexo de la tierra. Baño de hormigas musicales, de bálsamos que desmayan, de agua entibiecida donde duermen los lagartos sobre las hembras vírgenes. Allá el mar...Allá el cielo... Allá el campo  En la claridad  A la entrada del templo esperan.

7. En Quiriguá, el aliento primaveral enerva los paisajes. El trópico es el sexo de la tierra. Baño de voluptosidades hormigas musicales, de bálsamos que desmayan, de aguas que entibiecidas donde duermen los lagartos sobre las hembras vírgenes. A la en

8. En Quiriguá, la arquitectura pesada y suntuosa de los templos recuerda las ciudades de Orientales. Es en el tiempo viejo de las horas sin [ileg.] El aire primaveral deja en el ambiente el [la?] felicidad indefinible de los besos de amor. El trópico es el sexo de la tierra. Bálsamos que desmayan. Aguas entibiecidas donde duermen los lagartos sobre las hembras vírgenes. A la puerta del templo esperan mujeres azules que lucen en las orejas perlas de ámbar. El tatuaje deja libres sus pechos olorosos a tierra hojas de higo Hombres viejos, teñidos con achiote cuya nariz perforada luce un raro arete de obsidiana y [amatistas?], jóvenes teñidas con barro sin quemar. Símbolo de la virginidad en estas tierras.

9. En Quiriguá, el aliento primaveral juega sobre la quietud sagrada.

10. En Quiriguá, el aliento primaveral se convierte en un llega a convertirse en congoja flotante

11. En Quiriguá, el aliento primaveral contrasta con la arquitectura pesada y suntuosa de los templos, fortalezas y mansiones señoriales

12. En Quiriguá

13. En Quiriguá el aire tropical deja en el ambiente esa la felicidad indefinible de los besos de amor. El trópico es el sexo de la tierra. Bálsamos que desmayan. Aguas entibiecidas donde duermen los lagartos sobre las hembras vírgenes. La arquitectura pesada y suntuosa del templo

14. Es en el tiempo viejo de los muros [?] viejos; El aire tropical deja en el ambiente la felicidad indefinible de los besos de amor. El Trópico es el Sexo de la tierra. Bálsamos que desmayan. Aguas entibiecidas donde duermen los lagartos sobre las hembras vírgenes.

15. En Quiriguá, la arquitectura pesada y suntuosa de los templos recuerda las ciudades de Oriente (6)


Il convient de rappeler les circonstances dans lesquelles s’est déroulé ce méticuleux travail d’écriture. En juillet 1924, le jeune Asturias, qui ne comptait alors à son crédit que quelques timides tentatives littéraires, débarque pour la première fois en Europe, afin d’y approfondir sa formation. D’abord à Londres, puis à Paris, où il s’installe bientôt, et où il restera jusqu’en 1933, il fréquente les bibliothèques et les musées, se livre avec enthousiasme à de nombreuses lectures, et commence sans tarder des études sur les civilisations précolombiennes à l’École Pratique de Hautes Etudes, ainsi qu’au Collège de France. Ces enseignements constituent pour lui la révélation de racines culturelles jusque là négligées, méconnues, voire méprisées. Comme à d’autres écrivains latino-américains avant et après lui, le recul géographique permet au jeune avocat guatémaltèque de prendre conscience de la grandeur de son héritage culturel, et de découvrir ses véritables racines.

Entraîné par cet élan, Asturias entame dès 1925 la traduction en espagnol du Popol-Vuh, le livre sacré des Mayas Quiché, et conçoit bientôt le projet de ce qui deviendra, après cinq années d'un effort acharné, les Leyendas de Guatemala. Le premier élément qui a une incidence certaine dans cette « écriture de la légende » est donc sa rencontre marquante, pendant ces années de formation, avec quelques grands textes précolombiens, avec leur univers mythique, et avec leur diction incantatoire, indissociablement liée aux modalités particulières de leur composition, de leur transmission, de leur fonction rituelle.

Le second est le travail qu’Asturias effectue à l’intérieur même de sa langue maternelle, afin d’y retrouver une richesse et une liberté peu en évidence, pour lui, dans l’espagnol de son temps, et dont il retrouve la trace dans certains textes médiévaux ou classiques. Sa préoccupation sur cette question de la langue est tout à fait parallèle, notons-le, à celle d’Uslar Pietri, ou d’Alejo Carpentier, le troisième membre de ce petit cercle parisien d’inséparables amis (7).

Notre cahier témoigne avec éloquence de cette recherche dans ses dix premières pages, qui contiennent d’abondantes notes de lecture de la Recordación Florida, une volumineuse chronique sur le passé précolombien et colonial du Guatemala, rédigée à la fin de sa vie par Francisco Antonio de Fuentes y Guzmán (1642-1699), un descendant d’espagnols qui avait occupé quelques fonctions dans l’administration locale. Asturias consulte l’édition madrilène de 1882-83, seule disponible alors, en s’intéressant moins au contenu proprement historique de l’ouvrage qu’à sa teneur linguistique : il recopie soigneusement quelques sections narratives, de courts paragraphes, parfois de simples phrases isolées ; il souligne des tournures métaphoriques, note des définitions (dont il se souviendra ensuite dans le « Lexique » annexé aux Leyendas), établit des listes de vocabulaire.

A la suite immédiate de ces pages apparaît un autre matériau lexical, dont l’origine n’est pas indiquée, mais qui pourrait bien résulter également de la lecture de Fuentes y Guzmán, ou de quelque autre auteur contemporain. Il se compose cette fois d’une accumulation de syntagmes détachés de tout contexte, retenus visiblement pour l’originalité et la sonorité des combinaisons verbales (8). Ce n’est pas un hasard : pour Fuentes y Guzmán, qui consacre ailleurs plusieurs pages à ce sujet, la forme même du discours de l’historien doit être l’objet d’une grande attention, l’ordre et la disposition des mots à l’intérieur de la phrase devant être constamment régis par un critère fondamental de « consonance sonore » (9).

Il est à remarquer que les groupes syntaxiques particulièrement « consonants » que recopie Asturias dans ces pages se limitent assez souvent à la combinaison d’un substantif et d’un adjectif, ce qui pourrait nous faire penser aux fameuses « épithètes » caractéristiques du « style formulaire » de l’épopée homérique qu’étudie au même moment Milman Parry (1902-1935). Le rapprochement est peut-être moins incongru qu’il n’y paraît, si on pense à une coïncidence assez remarquable : c’est en 1924, l’année même où Asturias arrive à Paris, et y découvre l’oralité déclamatoire du Popol-Vuh, que Parry commence à la Sorbonne, sous la direction d’Antoine Meillet, les études qui le conduiront à l’élaboration de ses hypothèses novatrices sur le caractère non écrit de l’Illiade et de l’Odyssée.

Le troisième élément qui a une incidence indubitable sur l’écriture du jeune Asturias, et qui va dans ce même sens de reconquête d’une liberté verbale, mais aussi, plus spécifiquement, dans celui d’une prise de distance avec toute forme de logique conventionnelle dans l’agencement temporel et causal de ses histoires, est sa découverte du surréalisme à travers Robert Desnos, dont il fait la connaissance au début de 1928, alors que celui-ci vient de publier La liberté ou l’amour. Il n’est pas difficile de retrouver dans les Leyendas bon nombre d’images très caractéristiques de cette nouvelle poétique (l’hendécasyllabe cité plus haut le montre déjà), mais on s’attachera plutôt sur ce plan à quelques textes directement inspirés par la fréquentation des textes (et des acteurs) du mouvement surréaliste. « La barba provisional », qui paraît en 1929, est le plus connu d’entre eux, mais non le seul : quatre ou cinq autres récits contemporains mettent en scène, dans une ambiance onirique, de surprenantes rencontres dans la nuit parisienne, qui illustrent quelques thèmes chers à la sensibilité surréaliste, tels que la force du désir, ou les vertiges de l’identité (10). Le surréalisme n’est pas tout à fait, précisons-le, l’unique point de contact d’Asturias avec le vaste mouvement international de rénovation esthétique des années vingt : à Paris, il croisera plusieurs autres écrivains, comme Gertrude Stein, des artistes et des musiciens comme Man Ray ou Edgar Varese (11).

Pour les quatre « légendes » de 1967, nous disposons d’un dossier génétique considérablement plus fourni. Il se compose de nombreux carnets, ainsi que d’un volumineux ensemble de feuillets, souvent dactylographiés, de format et de taille très changeants. Même s’il y a fort à parier que cet ensemble ne témoigne que d’une partie d’un travail rédactionnel certainement encore foisonnant, il permet de suivre avec une relative continuité l’élaboration progressive de chacun de ces récits, depuis la mise en place, en quelques lignes manuscrites, d’un simple schéma diégétique assez similaire à ce que les spécialistes du folklore nomment un « prototype », jusqu’à des textualisations à peu près complètes, proches de la version remise à l’éditeur.

Une première remarque est que malgré leur brièveté, les premiers jets fixent en général d’emblée les lignes essentielles d’une trame événementielle qui restera, au terme du travail, celle de l’histoire achevée. Même si quelques modifications ponctuelles du contenu des épisodes ou de l’identité des actants se produisent ensuite ça et là, le dossier de genèse nous confirme que l’effort d’Asturias ne porte pas tant sur l’invention structurale que sur cette absorbante expérimentation verbale que mettait en lumière le cahier des années vingt, une expérimentation qui prend maintenant la figure d’une incessante amplification rhétorique et stylistique. En d’autres termes, on constate une tendance irrépressible, au fil des réécritures et des révisions, à donner du corps au texte par de multiples insertions d’adjectifs, d’adverbes, d’appositions métaphoriques, de propositions subordonnées, en une succession continue d’ajouts qui finit par alourdir, lentement mais sûrement, une masse textuelle au départ bien plus réduite.

Ici encore, il est évident que ce mouvement prépondérant de l’invention est orienté avant tout par des considérations d’ordre auditif, c’est-à-dire par le calcul précis des accents rythmiques, et de l’incidence de chaque mot dans la courbe mélodique de la phrase. De tels ajustements sont particulièrement nombreux au début du récit : l’élaboration de la première phrase, ou du premier paragraphe, est en effet l’objet primordial d’un grand nombre de feuillets. Par delà l’ample gamme d’éléments phoniques et sémantiques mis à l’épreuve, Asturias s’efforce toujours, à l’ouverture de son texte, d’asseoir au mieux le ton d’invocation rituelle, de conjuration magique qui est dans ces « légendes », comme dans celles de 1930, la tonalité fondamentale de sa voix narrative.

On notera enfin que le dossier génétique comporte un nombre important de fragments textuels finalement laissés de côté, et donc jusqu’ici inconnus, qui projettent une lumière inattendue (et bienvenue) sur le sens de certains passages complexes, ou elliptiques, du texte définitif. Mais il nous révèle aussi, surtout, l’existence de quelques versions alternatives complètes de chacune des quatre légendes de 1967, qui contiennent bien des trouvailles expressives curieusement abandonnées, sans faire l’objet, malgré leur valeur évidente, d’aucun réinvestissement ultérieur. En même temps, ces versions écartées, en général plus brèves, semblent se passer sans grand dommage de bien des ajouts postérieurs. Elles constituent ainsi, en tout état de cause, d’autres textes, dont on peut se demander parfois s’ils ne sont finalement pas plus satisfaisants que ceux que nous connaissions, investis de l’autorité suprême de l’imprimé. N’est-ce pas là une manière de confirmer une fois de plus ce caractère non téléologique du travail de l’écriture, sur lequel la génétique a si pertinemment insisté ? (12)

Une rapide considération finale portera sur la question évoquée au début, celle des relations entre cette opération de fixation écrite, à finalité esthétique, et la tradition populaire orale, anonyme et mouvante, qui lui fournit son point de départ, ou son inspiration. Il faut d’abord souligner qu’en donnant pour titre à son livre Leyendas de Guatemala, Asturias, avec un geste subversif propre aux avant-gardes, bouscule subtilement quelques paramètres du champ littéraire hispano-américain de son temps. Rappelons que dans la deuxième moitié des années vingt, au moment où il compose ses premiers textes, le conte hispano-américain ne s’est pas encore tout à fait consolidé comme un genre autonome et défini. Parmi les formes de la narration brève qui le précèdent historiquement, et dont il se dégage alors peu à peu, se trouvent notamment les « tradiciones », conçues quelques décennies auparavant par le péruvien Ricardo Palma, et les « leyendas », deux catégories génériques qui fleurissent à travers tout le continent pendant la deuxième moitié du XIXe siècle. Assez proches l’une de l’autre, les « tradiciones » visent une recréation plus ou moins romancée des faits et coutumes du passé, tandis que les « leyendas » représentent plutôt la contribution des lettrés à la préservation d’un patrimoine narratif populaire, toutes deux prenant place – et sens – dans un contexte d’affirmation nationale (ou nationaliste).

Le titre d’Asturias ne pouvait par conséquent être que trompeur aux yeux de ses contemporains, dans la mesure où il paraissait inscrire son livre dans la sage continuité d’une telle entreprise. Il n’en était pourtant à peu près rien. Il est en effet évident qu’Asturias traite le patrimoine légendaire (ou la vérité historique) de son pays avec une grande liberté, pour ne pas dire une grande désinvolture. Les figures populaires du « Cadejo », de la « Tatuana » ou du « Sombrerón », protagonistes de trois  récits de 1930, proviennent certes des traditions orales guatémaltèques, mais n’entretiennent, dans les versions qu’en donne Asturias, que des relations assez distantes, sinon fantaisistes, avec les « prototypes » légendaires correspondants, tels que les folkloristes ont pu les établir en comparant de multiples versions orales. (13) La « Tatuana », une fable d’origine purement coloniale, se trouve ici transposée dans un contexte précolombien ; le « Cadejo », un chien noir et poilu, chargé de veiller sur les ivrognes, ressemble en fait assez étrangement au « Sombrerón », un séducteur qui harcèle les femmes et poursuit les chevaux ; ce dernier, à son tour, est associé de façon plus qu’inattendue, dans la liste de « tournures et phrases allégoriques » qui fait suite au corps principal du texte, avec le jeu de pelote maya. Il est certain que dans les légendes de 1930, comme plus tard dans celles de 1967, Asturias se dispense allégrement de toute rigueur ethnologique ou historique. D’une certaine manière, il procède avec les divers motifs sémantiques qui composent ces « prototypes » légendaires exactement comme il le fait, dans ses manuscrits, avec les différentes unités syntaxiques qui articulent sa prose : librement, inlassablement, il condense, dilate, déplace, inverse, superpose, confond. En un mot, il invente, fidèle à une ambition qui est en fin de compte d’ordre essentiellement littéraire.


Notas

(1). Lettre du 4 janvier 1966 à Orfila Reynal (Bibliothèque Nationale de  France, Fonds Asturias).

(2). « Lo que hizo a lo largo de todos los años restantes no fue sino profundización, retoma y enriquecimiento de ese hallazgo fundamental » (Arturo Uslar Pietri, « Introducción », in Miguel Angel Asturias, Tres obras, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1977, pp. xvi-xvii).

(3). L’exemple de « Cuculcán » est révélateur. En 1948, l’édition augmentée des Leyendas fait connaître cette courte pièce, illustrative, dans l’esprit d’Asturias, d’un authentique « théâtre américain ». Son sujet est en fait identique à celui de la « Leyenda del Kukul », un récit en prose rédigé à la même époque que les légendes qui composent le recueil de 1930, mais qui malgré sa grande beauté avait été finalement laissé de côté. On reconnaît en effet sans difficulté, dans les quatre versions manuscrites conservées de cette « Leyenda del Kukul », non seulement la trame de « Cuculcán », mais aussi nombre de phrases mises dans la bouche de tel ou tel de ses personnages. L’archive ne nous permet pas de savoir si Asturias a finalement décidé de donner une dimension scénique à un texte originalement narratif, ou bien si, inversement, il s’est efforcé de réinvestir les éléments premiers de son petit essai d’un « théâtre américain » dans un texte en prose. Mais au delà des problèmes de chronologie relative, l’existence même de deux « habillages » textuels différents (et aussi convaincants l’un que l’autre) d’une même histoire n’est-elle pas déjà significative ?

(4). Miguel Angel Asturias, Cuentos y leyendas, Nanterre, ALLCA XX, (coll. « Archivos »), 2000. Ce volume réunit, outre les deux titres cités initialement, El Alhajadito (1961), ainsi qu’un appendice regroupant plusieurs textes dispersés, inédits ou inachevés.

(5). Pour ne prendre que cet exemple, Les Leyendas de Guatemala, telles que nous les lisons aujourd’hui, se terminent par une nouvelle relativement longue (« Les sorciers de l’orage printanier »), suivie par la pièce de théâtre mentionnée plus haut (« Cuculcán »). Ces deux textes ne faisaient pourtant nullement partie du mince volume de 1930, lequel ne comprenait, après une sorte de portique introductif, que les cinq brèves « légendes » proprement dites. Ils ont été ajoutés à l’occasion de la réédition de 1948, et bien qu’ils s’inscrivent dans le même univers « légendaire » que ceux qui les précèdent, il est indubitable qu’ils altèrent l’équilibre et l’unité stylistique du volume original. Par ailleurs ce volume, imprimé avec beaucoup de soin, était orné d’une quarantaine de dessins inspirés de motifs ornementaux mayas, qui ponctuaient un texte découpé en une succession de fragments isolés, entourés de blancs. Tout autant que les dessins, ces espacements induisaient évidemment une lecture « étoilée », de type poétique, bien différente de celle que propose l’édition de 1948, qui comme toutes celles qui l’ont suivie, ne présente plus qu’un texte continu et uniforme, sans illustrations ni pauses. En délimitant clairement les deux configurations éditoriales successives des Légendes, et en présentant quelques reproductions fac-similaires, le volume d’Archivos tente de donner une idée de l’originalité et de l’impact intensément rénovateur des Leyendas de 1930.

(6). Voici la version définitive de ce passage :
« Es el tiempo viejo de las horas viejas. El Cuco de los Sueños va hilando los cuentos. La arquitectura pesada y suntuosa de Quiriguá hace pensar en las ciudades orientales. El aire tropical deshoja la felicidad indefinible de los besos de amor. Bálsamos que desmayan. Bocas húmedas, anchas y calientes. Aguas tibias donde duermen los lagartos sobre las hembras vírgenes. ¡ El trópico es el sexo de la tierra ! En la ciudad de Quiriguá, a la puerta del templo, esperan mujeres que llevan en las orejas perlas de ámbar. El tatuaje dejó libres sus pechos. Hombres pintados de rojo, cuya nariz adorna un raro arete de obsidiana. Y doncellas teñidas con agua de barro sin quemar, que simboliza la virtud de la gracia. »

(7). Au cours d’un entretien où il se remémore ses conversations parisiennes avec Asturias sur ce sujet, et cite le célèbre incipit de El señor presidente (« Alumbra, lumbre de alumbre, Luzbel de piedralumbre ! »), qu’Asturias lui scandait alors inlassablement, Uslar Pietri ajoute : « Un día estábamos hablando del empobrecimiento general del español ; se había empobrecido pero había sido muy rico en los comienzos. Luego había caído en una pobreza retórica muy grande. Yo le decía que una de las cosas que revelaban la riqueza inicial del castellano y de la libertad con que lo usaban, algo que luego se perdió, eran los libros que hizo publicar Alfonso X el Sabio [...] Leyendo las Siete Partidas uno se quedaba asombrado de cómo usaban la lengua ; la riqueza, variedad y propiedad con que la usaban de una manera creadora, espontánea, con una especie de juego del valor de las palabras » (entretien avec Domingo Miliani, dans Arturo Uslar Pietri, Las lanzas coloradas, Madrid, Ediciones Cátedra (col. « Letras Hispánicas », 1993, p. 30).

(8). Voici quelques  échantillons représentatifs d’un matériau abondant, disposés comme dans le cahier :
« Torres elevadas. Miradores orientales - fachadas desnudas - las celosías de los balcones - rejas ensortijadas - rusticidad arquitectónica - caserones palaciegos - severos frontispicios - gruesos contrafuertes - balcones señoriales - barrotes de sus lumbreras
guayabos - arquerías de phatios solitarios - macetas - holgadas mansiones - grave portada - aldabones de bronce - zaguanes - techumbre - vigas - ménsulas - vigamento -
rumboso propietario - largos y dorados espejos - telas pictóricas de gloriosas rúbricas - penate de la familia - preminencias - mueblería tallada y ya solemne - sofás y sillones de borlón rojo - sillas de elevados espaldares -
patrimonios de decaído peculio - quemas de cohetes y cohetillos - servidumbre patriarcal - rivalidades de pueblo - nobles coloniales - terquedades - candelabros de vidrio - tallado mueblaje - cadenciosos minues y remilgados chischiveos - acequias murmuradoras - linterna de los serenos - vacilante luz de la devota lámpara que ardía en su hornacina - juegos de prendas - calles adyacentes a la iglesia - órganos del coro - santiguamiento - aspavientos - tiestos del amplio patio de su morada - hurtadillas - pasearse largo a largo - salas del municipio histórico - cimbrada cintura - broches del devocionario - las lenguas no dejan de decir - muros pelados - rehilete - una sombra resbala ».

(9). Comme l’a montré Carmelo Sáenz de Santa María, l’intérêt attaché par Fuentes à la dimension littéraire du discours historique est largement tributaire de sa lecture de quelques auteurs espagnols du début du XVIIe siècle (« Aspectos literarios de la Recordación Florida del capitán guatemalteco Don Francisco Antonio de Fuentes y Guzmán », Revista de Indias 37 (147-148), janv.-juin 1977, pp. 309-328).

(10). Le plus important de cette série de textes d’inspiration surréaliste est en fin de compte la deuxième partie de El Alhajadito, si l’on veut bien soumettre ce livre, paru en 1961, à une opération de « désarticulation » analogue à celle qui, pour les Leyendas de Guatemala, visait à séparer la configuration éditoriale originale de 1930 de celle définitivement fixée en 1948. Tel qu’il est paru en 1961, El Alhajadito se compose de trois parties curieusement hétérogènes, que seul un lien très vague peut (avec de la bonne volonté) rapprocher. Or l’examen des manuscrits révèle que le livre résulte d’un assemblage circonstanciel de trois textes composés à des moments très différents. Le deuxième précède en fait de beaucoup les deux autres : il remonte aux années vingt, moment où il avait à l’évidence été conçu en toute indépendance d’un quelconque cadre complémentaire. Cette autonomie, que masque son insertion postérieure (et forcée) dans le livre de 1961, nous incite à le relire désormais tout autrement, loin du contexte illusoire où il a fini trente ans après sa rédaction par trouver place (et par devenir assez énigmatique), et bien plus compréhensiblement inscrit dans la série des textes attestant des relations d’Asturias avec le surréalisme français.

(11). Dans un article journalistique des années cinquante, Asturias se souviendra de ses rencontres avec Gertrude Stein : « Nos expuso entonces, cuando la conocimos, lo de la fosilización del lenguaje literario, la traición de la palabra escrita, vacía de sentido, por exigencias retóricas, y nos entusiasmó con ella por una literatura que devolviera a la palabra su auténtico valor, su valor de relación humana, de vehículo de conexión entre los hombres » ; et il ajoute ceci, qui paraît décrire avant tout sa propre entreprise littéraire : « Saltando sobre puntuaciones, sustantivos, y suprimiendo adjetivos, y usando y abusando de la repetición, llegó a crearse un idioma que ya no era del reino verbal, solamente, sino del reino musical. ¡ Qué hermoso ser un poeta, ser un prosista, del reino musical ! » (« Gertrude Stein, escritora del reino musical », El Nacional (Caracas), 9 mai 1957).

(12). Voir Almuth Grésillon, Eléments de critique génétique, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, pp. 136-140.

(13). Voir par exemple Celso A. Lara Figueroa, Leyendas populares de aparecidos y ánimas en pena en Guatemala, Guatemala, Artemis y Edinter, 1996 .