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Sur les pas de Raymond Cantel, de l'Europe carolingienne au Brésil contemporain
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Il y a quelques années, ma passion pour la recherche, et plus particulièrement pour l’étude du cordel, émergeait lors de mes recherches au CRLA-Archivos de Poitiers, où j’ai pu consulter le Fonds Raymond Cantel. C’est en effet grâce à ce fonds que j’ai pu avoir accès au folheto dont j’avais besoin – Roberto do Diabo – et qui me permettait d’effectuer, dans le cadre de mon Master, une étude comparative entre la version française de Robert le Diable datant du XIIIe siècle, et la version brésilienne de Leandro Gomes de Barros, imprimée en 1974.
Dans le premier article, le titre nous donne un aperçu de la transformation d’un personnage traditionnel européen, Roland, en un autre personnage traditionnel brésilien, Lampião. Il est intéressant de remarquer d’emblée la coexistence de ces deux personnages dans la littérature de cordel : il n’y a pas eu disparition d’un personnage au profit d’un autre, Roland continuant d’exister aux côtés de Lampião, mais plutôt façonnement national à l’image du personnage venu d’Europe (et inversement, pourrait-on dire, Roland serait transformé en fonction du terrain culturel imprégné par ses histoires). Présence et persistance du « médiéval » dans la littérature de cordel Dans les articles précédemment cités, Raymond Cantel parle de Moyen-Âge et de « médiéval » selon deux sens qu’il est possible, d’après nous, de distinguer. Il s’agit à l’évidence de faire référence à l’univers d’origine des histoires carolingiennes et au contexte dans lequel le « texte » carolingien a été produit : le Moyen-Âge en tant que période historique européenne, ayant précédé le début de l’histoire du Brésil colonisé. Mais « médiéval » renvoie également à un Moyen-Âge représenté par la perception subjective collective que les nordestinos en ont. Un attroupement au sein de la foule qui grouille sur la place de São Cristóvão le dimanche matin à Rio de Janeiro. C’est le marché libre pour les gens du Nordeste et c’est Azulão, un poète populaire qui, microphone à la main, chante les vers rudes du dernier livret de sa composition. Sa voix, malgré l’amplificateur, domine à peine le vacarme et sa forte myopie rend la lecture difficile, mais il est radieux et sa foi est évidente. Tout autour, les migrants du Nordeste écoutent avec gravité. Ils ont retrouvé le pays de leur enfance pour quelques instants. C’est l’art magique du trovador qui apporte l’évasion, l’oubli momentané de l’exil. (5) Un pouvoir est conféré au poète de rue dans cette manière de le représenter : celui de rendre présent un contexte lointain. La performance du trovador défie les barrières du temps et de l’espace. Non seulement pour les auditeurs nordestins qui retrouvent à travers elle des pratiques et des histoires issues de leur terre natale, mais également aux yeux du chercheur qui perçoit en elle un écho aux chants et récits du troubadour médiéval.
Dieu vous rende votre aumône Il fit comme Olivier Lorsque l’on observe ces références carolingiennes tirées du folheto A ilha misteriosa, on peut affirmer que celles-ci constituent un fonds culturel commun dans le contexte où ce texte a été produit, permettant au poète de faire fonctionner activement les connaissances et l’imaginaire du public auquel il s’adresse. Un autre exemple frappant se trouvant dans la Peleja de Francisco Sales com Manuel Ferreirinha, est également relevé par Raymond Cantel : Vous, par votre langage Il nous montre ainsi qu’une mémoire du Moyen-Âge est particulièrement vivante dans l’univers du cordel à la fin du XXe siècle, cent ans après les débuts du cordel. Or c’est précisément cette thématique médiévale qu’il présente comme l’origine du cordel, le point qui la fonde et en constitue la « pré-histoire », comme il le dit lui-même. Le cycle carolingien comme archétype du cordel Un des aspects qui nous semble central dans ces articles de Raymond Cantel est le classement des folhetos qu’il propose. La typologie qu’il établit pourrait ne paraître, de prime abord, qu’une typologie de plus parmi les très nombreuses classifications proposées pour la littérature brésilienne de cordel. Idelette Muzart Fonseca dos Santos a inventorié les principales classifications de la littérature de cordel dans son ouvrage La littérature de cordel au Brésil, Mémoire des voix, grenier d’histoires. (9) Il s’agit du classement le plus récent qu’elle répertorie, datant de 1993 : il est essentiellement thématique, reposant en partie sur la double opposition passé/présent, tradition/création. Le voici reproduit : Classification de R. Cantel 1. Cycle héroïque
2. Cycle ludiqueAnti-héros, Contes d’animaux, Pelejas, Pornographie 3. Cycle religieuxCatholique, Protestant, Afro-brésilien 4. Cycle de l’informationActualité dramatique, Calamités naturelles, Nouvelles insolites, Football, Politique locale
Traições de Galalão e a morte dos doze Pares de França À ceux-là il ajoute, toujours dans le même cycle, les « Livros do povo », ou « livres du peuple », répertoriés par Câmara Cascudo, (11) et les Romances, parce que ces deux catégories de textes se situent dans le vieux monde européen, que celui-ci soit représenté de manière réaliste ou idéalisée. Eu acho a falta que faz-me Antonio Silvino est le narrateur de ce passage où il exprime sa douleur suite à la mort de son acolyte Tempestade. Pour mettre en scène sa douleur, il se compare lui-même à Charlemagne, puis file et développe cette image dans les strophes qui suivent. L’éthique de l’exploit est bien évidente dans ce passage parallèlement aux lamentations lyriques du narrateur. L’assimilation à la rime entre « cavaleiros » et « cangaceiros » est également remarquable pour notre propos, puisqu’elle montre comment on passe d’une image à laquelle on fait référence à une véritable identification, qui gagne d’autant plus de force qu’elle passe par le son. Relativiser l’héritageRelativisons toutefois, avec Raymond Cantel, l’importance de l’héritage européen, qu’il tient à situer parmi d’autres influences possibles, lorsqu’il écrit que : Dans les improvisations et dans les folhetos vit toute l’âme du peuple du sertão, avec les traces lointaines des légendes indiennes, des souvenirs africains et l’héritage européen apporté par les Portugais du XVIe siècle. (13) Il nous semble important de garder à l’esprit cette ouverture prudente et juste dans le travail que nous poursuivons au sujet des sources européennes du cordel. Mais un fil est dégagé, un chemin est établi, ce qui l’amène à ajouter les mots que je lui emprunte en guise de conclusion : Les héros des folhetos, redresseurs de torts, prophètes populaires, bandit de grand chemin, homme politique ; voire cheval ou taureau exceptionnel a toujours quelque dette envers Roland et les douze pairs de France. (14) Bibliographie Cantel, Raymond, La littérature populaire brésilienne, Poitiers, Centre de Recherches Latino-Américaines, 1993.
Notas (1) Raymond Cantel, La littérature populaire brésilienne, articles réunis par Jean-Pierre Clément et Ria Lemaire, Poitiers, Centre de Recherches Latino-Américaines, 2005. (2) Ibid, p. 47-84. (3) Ibid., p. 113-128. (4) Raymond Cantel, « Brésil. La littérature populaire imprimée », Le Monde, Paris, 21 juin 1969 ; « La littérature populaire du Nordeste brésilien » (inédit), La littérature populaire brésilienne, op. cit., p. 85-110; « Le romanceiro du Nordeste : fascicules de colportage ornés de bois gravés : le cordel chante l’amour, les exploits de Roland ou les avantages du B.C.G. », Le Magazine Littéraire, n° 187, Paris, septembre 1982 ; « Survivances modernes de la littérature populaire au Portugal, les brochures de Lisbonne et de Porto », Poitiers, 1972. (5) Raymond Cantel, « De Roland à Lampião ou la littérature populaire du Nordeste brésilien », La littérature populaire brésilienne, op. cit., p. 47. (6) Ibid., p. 50. (7) Extraits du folheto A ilha misteriosa, cité par Raymond Cantel et traduit en français, « De Roland à Lampião ou la littérature populaire du Nordeste brésilien », La littérature populaire brésilienne, op. cit., p. 50-51. (8) Peleja de Francisco Sales com Manuel Ferreirinha, Ibid., p. 51. (9) Idelette Muzart Fonseca dos Santos, La Littérature de cordel au Brésil, mémoire des voix, grenier d’histoires, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 132-133. (10) História do imperador Carlos Magno e dos doze paros de França, traduzida do castelhano, por Jeronymo Moreira de Carvalho e seguida da de Bernardo del Carpio que venceu em batalha aos doze pares de França, escripta por Alexandre Gaetano Gomes Flaviense, Nova edição, Rio de Janeiro, B. L. Garnier, 1892. (Il s’agit de l’une des nombreuses rééditions du livre). (11) Luis da Câmara Cascudo, Cinco livros do povo: introdução ao estudo novelístico no Brasil, Rio de Janeiro, José Olympio Editora, 1953. (12) Le passage cité est présent dans l’ouvrage d’Idelette Muzart-Fonseca dos Santos, op. cit., p. 158, en portugais mais également en traduction française. (13) Raymond Cantel, « La littérature populaire du Nord-Est », La littérature populaire brésilienne, op. cit., p. 28. (14) Ibid.
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