Raymond Cantel, le chercheur cordelista


Annick Moreau
Université de Poitiers, CRLA-Archivos
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Les recherches réalisées par le Doyen Raymond Cantel, qu’il s’agisse de son Précis de Grammaire portugaise, de ses travaux sur le Père António Vieira ou de ses écrits sur la littérature populaire brésilienne, ont été amplement publiées et sont désormais à la disposition de tous les chercheurs. Aussi, en tant qu’ancienne élève puis collègue du Doyen Cantel, c’est l’« Illustre Professeur », le Doyen humaniste, le chercheur cordelista que j’aimerais évoquer aujourd’hui au sein de ce Centre de Recherches Latino-Américaines qui fut créé pour, et grâce à, lui.

J’affirmerais d’abord qu’à l’Université comme dans la ville de Poitiers ou dans la région Poitou-Charentes il y a, en ce qui concerne le Brésil et l’ensemble du monde lusophone, un avant et un après Cantel. J’exagère, pensez-vous ? Détrompez-vous, considérez plutôt ces quelques exemples :

  • en décembre 1986, soit un mois à peine après le décès de Raymond Cantel, une exposition sur les « Écrivains Brésiliens » est organisée à la Bibliothèque Municipale de Poitiers. Le premier panneau, intitulé « Les sources populaires. La Littérature de Colportage (littérature de Cordel) », propose un extrait du folheto de Téo Macedo Cordel, a mais rica literatura do mundo P/O PF. Raymond Cantel. (1) On ne parle pas encore de médiathèque en ce temps-là et, hormis Jorge Amado ou Machado de Assis, peu d’auteurs brésiliens sont traduits en France !
  • en octobre 1997, soit une décennie plus tard, l’écrivaine brésilienne Nélida Piñon est présente à Poitiers où elle reçoit les insignes de docteur honoris causa de l’Université. Désireuse de rendre hommage au précieux travail accompli au Brésil par Raymond Cantel, Nélida Piñon fait alors don de son riche fonds personnel de folhetos de cordel au Centre de Recherches Latino-Américaines de Université. C’est auprès du Fonds Cantel que sa propre collection doit vivre, pense la romancière.
  • en septembre 2000, pour commémorer le nouveau millénaire, c’est l’exposition « Des conquêtes de Charlemagne au Brésil » que la Médiathèque François Mitterrand de la ville de Poitiers présente lors des journées du patrimoine.
  • en septembre 2014, à l’occasion des « Rendez-vous littéraires de Royan », je viens juste d’entrer dans la salle pour parler de « Charlemagne, Roland et autres héros de la poésie populaire brésilienne » quand une question fuse : « Madame, avez-vous connu le Doyen Cantel? C’est à cause de lui que j’ai choisi de m’inscrire en initiation au portugais quand j’étais étudiant à Poitiers. Vous savez, c’était un homme incroyable : je vous parle d’avant 1968 et lui, le Doyen de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de la célèbre Université de Poitiers, il nous entretenait de contes locaux, nous parlait de Iemanjá et de Mélusine, nous faisait découvrir des histoires de loups-garous ou de bandits du Nordeste du Brésil ! »

Ainsi, plus d’un quart de siècle après la disparition de l’« Illustre Doyen », force est de constater que le cordel brésilien que notre colporteur humaniste sema dans la région, y a germé et acquis ses lettres de noblesse.

 

Raymond Cantel, le chercheur humaniste

Comme nombre d’enfants de sa génération, issus de milieux non favorisés, Raymond Cantel apprit un métier manuel durant sa jeunesse. De son apprentissage de menuisier, il conserva toute sa vie le goût du « bel ouvrage », du travail dans lequel, de la structure jusqu’au bâtiment fini, tout est préalablement pensé puis minutieusement construit pour s’inscrire durablement dans l’espace et dans le temps. Conçue par l’architecte Oscar Niemeyer dans les années 1960, la cathédrale de Brasilia me semble une excellente illustration de la manière dont le Doyen Cantel orchestra sa recherche en littérature populaire brésilienne. Je vous invite à vous remémorer ce bâtiment pour mieux évaluer l’ampleur du travail patiemment réalisé par le chercheur.

Dès 1959, lors de son premier séjour au Brésil, Raymond Cantel commence à couler la semelle de ce qui deviendra un savant édifice. Il arpente les villes, les villages et les marchés du Nordeste, puis au fil des années il retrouve, sur les foires de São Januário à Rio de Janeiro ou de Praça da República à São Paulo, les cordelistas nordestinsqui ont émigré vers les métropoles industrielles du sud du pays. Il collecte non seulement le matériau fragile, le folheto, ce support écrit qu’il convient de préserver, mais il recueille aussi ce qui constitue l’essence du cordel, les bois gravés et les matrices ; il fait des photos, il tourne de courtes séquences de films, il enregistre des desafios et des pelejas. Dans le sud du Brésil, il enrichit sa collection de nouveaux thèmes urbains, comme les difficultés du matuto nordestino débarquant dans la mégalopole de São Paulo, et même de feuillets érotiques ! Année après année, il construit consciemment, scientifiquement, un fonds de littérature populaire brésilienne le plus exhaustif possible à l’intention de futurs chercheurs.

Durant la même période, avec ses collègues et amis, écrivains et chercheurs brésiliens, Jorge Amado, Luís da Câmara Cascudo, José Aderaldo Castello, Maria Isaura Pereira de Queirós, Manuel Diegues Júnior de la Fondation Joaquim Nabuco de Recife, avec la Casa Rui Barbosa de Rio de Janeiro, avec l’Institut médico-légal de Salvador (c’est là que furent conservées les têtes de Lampião et de Maria Bonita!) et avec bien d’autres encore, Raymond Cantel érige, sur l’épaisse semelle de l’édifice que constitue le Fonds, une solide charpente dont les multiples colonnes représentent chacune une discipline scientifique particulière et des thèmes différents (littérature, folklore, sociologie, histoire, cangaço, mulata,…). Cette charpente incite les critiques à pratiquer des analyses croisées, des lectures plurielles qui permettent de respecter la diversité de cette littérature hors normes savantes et valorisent la richesse intrinsèque du cordel.
Enfin, par le biais des conférences qu’il prononce chaque année dans les Alliances Françaises du Brésil, Raymond Cantel pose comme un premier toit sur l’édifice, en vue intérieure dirait l’architecte. C’est l’intelligentsia brésilienne, encore trop tournée vers la vieille Europe, qu’il s’efforce de convaincre de la nécessité urgente de participer à la sauvegarde de son riche et original patrimoine culturel qu’est le cordel. Ce toit rassemble les différentes colonnes, mais ne les emprisonne pas dans son bâti afin qu’elles puissent se prolonger à l’extérieur. C’est donc désormais à vous, chercheurs ici présents aujourd’hui, qu’incombe la responsabilité de poursuivre et d’actualiser dans vos différentes disciplines, le « bel ouvrage ».

 

Cantel, l’« Illustre Professeur », le Doyen cordelista

La couverture, en vue extérieure, de l’édifice est posée en octobre 1966 avec la création, par le Ministère Français de l’Éducation, du Centre de Recherches Latino-Américaines (CRLA) de l’Université de Poitiers. Placé sous la direction du Doyen Raymond Cantel, explicitement pour mener des recherches sur la littérature populaire brésilienne – à une période où n’existent ni le CAPES ni l’agrégation de portugais – le CRLA apparaît comme l’aval scientifique officiel accordé par la France à la culture et aux chercheurs brésiliens.

Calqué sur le modèle du célèbre Centre d’Études Médiévales de l’Université de Poitiers, le CRLA est opérationnel dès son ouverture. Certes la salle, située au 1er étage de l’Hôtel Fumé, en centre-ville, est exiguë – deux, trois tables, des chaises, un petit meuble bibliothèque contenant des doubles de folhetos, le dictionnaire du folklore brésilien rédigé et offert par Luís da Câmara Cascudo et quelques manuels critiques –, mais les accords scientifiques étant déjà institués entre le CRLA et la Casa Rui Barbosa de Rio de Janeiro, la recherche peut s’engager.

L’activité scientifique se développe alors autour de Elza Tavares Ferreira, chercheuse brésilienne détachée à Poitiers par la Casa Rui Barbosa de Rio de Janeiro, et le premier catalogage des folhetos adopte les critères retenus par l’Institution partenaire brésilienne. Nous ne sommes pas encore entrés dans l’ère informatique, aussi les fiches, élaborées à la main, laissent-elles un goût d’inachevé : quelle option choisir, quelle solution satisfaisante adopter pour archiver les folhetos en proposant le maximum d’entrées, d’accès aux mots-clefs ; bref comment anticiper ce qui se pratique désormais d’un simple clic. Différents collègues chercheurs locaux appartenant à d’autres disciplines, littératures médiévale et comparée, espagnol, allemand, anglais…, sont conviés à apporter leur contribution informelle. Cette émulation bon enfant fait d’eux des alliés curieux, de farouches défenseurs du CRLA ; comme par exemple le philologue Pierre Bec, décédé l’an dernier, grand complice de Raymond Cantel.

Mais le Doyen Cantel sait aussi parfaitement que nombre de ses pairs, amis, collègues ou connaissances s’étonnent de son engouement pour la littérature populaire brésilienne, qu’ils estiment dans leur for intérieur que « le Doyen s’amuse ! ». Aussi, est-ce avec une gourmandise certaine et un œil malicieux qu’à tous, quel que soit le contexte, il raconte inlassablement des histoires de cordel. À des collègues historiens, psychologues, mathématiciens ou juristes, il rapporte les exploits brésiliens de Maguelonne ou des 12 pairs de France ; il capte l’attention du commissaire de police de Poitiers avec les récits de la vie du bandit d’honneur Lampião ; il instruit l’évêque Monseigneur de Rouet des disputes entre catholiques et protestants dans le Nordeste brésilien, sachant que ces querelles firent aussi partie intégrante de l’histoire de la région Poitou-Charentes ; il distrait de l’étude des Saintes Écritures les moines de l’abbaye de Ligugé pour les entretenir des prêches du Padim Ciço, le Padre Cícero. Qu’ils soient étudiants, professeurs, recteur, maires, députés, sénateur ou préfet, tous entendent au moins une fois Raymond Cantel parler de la vie et de la mort en folheto du président Kennedy ou de Jeanne d’Arc, la sainte guerrière !

S’il nous est difficile d’apprécier l’ampleur du travail de colportage qu’a mené le Doyen Cantel, nous sommes convaincus que l’impact perdure et dépasse les frontières du Poitou-Charentes. Ainsi en juin 2014, près de Sancerre, en Bourgogne, l’enseignant M. J. F. Maxou Heintzen expliquait au public, à l’issue d’une représentation de son groupe folklorique, qu’en tant que chercheur, il recensait et étudiait les crimes rapportés dans la presse et les feuillets publiés dans sa région à la fin du XIXe siècle et jusqu’aux années 1930, « comme l’avait fait pour le Brésil un certain Professeur Cantel ! » D’ailleurs, comme dans le cordel brésilien, certains de ces textes étant chantés, il convenait, ajouta l’enseignant, grâce à des regards croisés de tenter, avec l’aide des anciens, de retrouver les partitions. Un même souci du « bel ouvrage »…

Je dirais pour conclure, qu’en Poitou comme au Brésil, le chercheur Raymond Cantel est sorti de son laboratoire universitaire et s’est fait cordelista. Cantel/Cordel est ainsi devenu plus qu’une rime, une solution, un passeport ouvrant l’accès au monde lusophone en particulier et à la littérature populaire en général.

Nota

(1) Téo Macedo, Cordel, La littérature la plus riche du monde selon le Prof. Raymond Cantel, traduit par Anne-Marie Lemos et Annick Moreau, octobre 2014.